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effet apres son retour à Poitiers. Mais pour y réussir, il lui fallait une connaissance approfondie de la langue grecque, dont sans doute il avait déjà quelques notions avant son exil, mais qu'il ne possédait pas encore assez parfaitement. Il choisit done le prêtre Héliodore, un des plus habiles hellénistes de son temps et se l'associa dans ce genre d'étude. Ce fut avec son secours qu'il composa ses commentaires sur Job, les Psaumes, et peut-être aussi le Cantique des cantiques, dans lesquels il fit entrer beaucoup de choses empruntées à Origène, comme nous avons eu occasion de le remarquer en son lieu. Quelques savants modernes supposent qu'Héliodore était déjà associé aux études de saint Hilaire, dès avant son exil; mais les traductions du grec en latin que le saint docteur fut obligé de faire pour les insérer dans son traité des Synodes sont d'un style trop peu naturel et trop embarrassé pour croire qu'un helléniste comme Héliodore ait coopéré à ce travail. D'autres ont cru que ce prêtre est le même qui fut depuis évêque d'Altino; mais cette opinion est insoutenable, puisque ce dernier n'était pas même encore clerc en 373, plusieurs années avant la mort de saint Hilaire du vivant duquel l'autre exerçait déjà les fonctions du sacerdoce. Gennade, dans le chapitre 6 de son Traité des hommes illustres, nous apprend qu'un prêtre nommé Héliodore, avait composé un livre intitulé, Des principes, De naturis rerum exordialium. C'est donc une preuve que cet écrivain florissait assez longtemps avant la fin du iv siècle. Or nous ne connaissons point d'Héliodore à qui ces traits conviennent mieux qu'au compagnon d'étude de saint Hilaire. Il y en avait à la vérité deux autres qui vivaient dans le même siècle; mais l'un avait un titre plus relevé que celui de simple prêtre puisqu'il était évêque d'Altino, et l'autre était un prêtre d'Antioche que Gennade lui-même à soin de distinguer de celui qui fait l'objet de cet article. On pourrait encore appuyer ces raisons d'une remarque judicieuse que nous présentons après l'auteur de l'Apologie des Pères; c'est que les écrivains dont Gennade a. composé son Traité des hommes illustres sont presque tous Gaulois.

Quoi qu'il en soit, l'auteur du livre en question, que nous n'hésitons pas à maintenir à Héliodore de Poitiers, s'appliquait à montrer qu'il n'y a qu'un seul principe, et qu'il n'existe rien qui soit coéternel à Dieu. Dieu est tellement le créateur de tous les biens, qu'il a aussi créé la matière, c'est-àdire, Thomme, qui s'est porté au mal après que la malice eut été introduite dans le monde, mais qui n'est point pour cela l'auteur du mal. Il n'est rien de matériel qui ne doive sa création à Dieu, et il n'existe point d'autre créateur des choses que lui-même. Sachant parsa science éternelle que l'homme tomberait dans la mort, Dieu l'avait d'avance averti de ce châtiment. On voit par là que cet écrit avait pour but de réfuter quelques

restes des erreurs de Cerdon, de Marcion et d'Hermogène.

Comme nous l'avons remarqué plus haut, Gennade distingue bien en effet deux Héliodore, puisqu'il leur consacre à chacun un chapitre particulier; au prêtre Héliodore, auteur du livre des principes, le chapitre sixième et le trente-neuvième à Héliodore d'Antioche. Ce dernier avait laissé de sa facon un excellent traité de la Virginité. Cependant cette distinction si bien établie n'a pas empêché les derniers éditeurs du Dictionnaire de Moréri de confondre ces deux prêtres. Nous ne croyons pas devoir nous arrêter ici à rapporter ce que l'on trouve d'un troisième Héliodore, également prêtre dans le Catalogue des douze docteurs, faussement attribué à saint Jérôme et au vénérable Bède, parce que, de l'aveu de tout le monde, ce livre ne mérite aucune croyance.

HELIX, hérésiarque du ° siècle, de concert avec Baron, admettait la confusion des natures et ne reconnaissait qu'une seule opération en Jésus-Christ. Saint Hippolyte les réfute, en composant contre eux un livre dans lequel il démontre la divinité du Sauveur et la vérité de son incarnation. (Voir l'analyse des ouvrages de ce saint docteur.)

HELLADIUS, disciple de Lucifer, avait eu avec un catholique une dispute en règle dans laquelle il avait défendu la conduite et les sentiments de ceux de sa secte, en soutenant qu'on ne devait point reconnaître pour évêques ceux qui s'étaient unis de communion avec les evêques ariens du concile de Rimini, et que l'on devait rebaptiser ceux qui avaient reçu ce sacrement de la main des hérétiques. L'interlocuteur catholique avait soutenu le sentiment contraire, et comme ce n'est que trop souvent l'usage dans ces sortes de querelles, la dispute avait fini de part et d'autre par des injures. Malgré cela ils étaient convenus de se retrouver ensemble le lendemain pour discuter de nouveau les mêmes articles. Ils se rencontrèrent et l'on écrivit tout ce qui se dit dans cette conférence; c'est ce qui forme le sujet du dialogue de saint Jérôme contre les lucifériens. Cependant quoique le saint docteur ne se donne que comme l'historien de cette dispute, on s'aperçoit néanmoins qu'il y a mis du sien, et qu'il a prêté plus que son style au dialogue des deux adversaires. (Consulter pour éclaircir ce fait, le livre de saint Jérôme intitulé: Dialogue contre les lucifériens.)

HELMOLD, prêtre de Bosau et auteur de la Chronique des Slaves, commence son récit à la conversion des Saxons sous Charlemagne et le conduit jusqu'en 1170. Après avoir parlé de la croisade de l'empereur Conrad et du roi de France Louis VII, pour reconquérir la terre sainte, et signalé le peu de succès de cette entreprise, il dit quelque chose de la conquête de Lisbonné sur les infidèles, par une seconde armée de croisés, et de la tentative qu'une troisième armée fit dans le Nord, pour le soumettre à la

religion chrétienne ou détruire entièrement les païens qui l'habitaient. C'est ce qu'on appel la croisade des Saxons. Elle eut pour chefs des archevêques, des évêques et des seigneurs laïques d'Allemagne et de Danemarck. On attaqua les païens du Nord avec deux armées, chacune de cent mille hommes. Les Slaves et autres infidèles, voyant leur pays ravagé, se prêtèrent aux conditions de paix que l'on exigeait d'eux et promirent d'embrasser la religion chrétienne; plusieurs recurent le baptême, mais sans aucun désir de changer de culte; aussi se hatèrent-ils de retourner à leurs idoles aussitôt qu'ils se virent débarrassés de la présence de leurs vainqueurs.

La Chronique d'Helmold a été imprimée à Francfort, in-4° en 1556 et 1573, et in-folio en 1581 et dans le tome II des Ecrivains de Brunswick. Il est question de la même croisade dans la Chronique de Saxe, sur l'an 1148 et dans le xm livre de l'Histoire de Danemark, par Saxon le Grammairien, ainsi nommé à cause de la beauté et de la lucidité de son style. La Chronique d'Helmold a été continuée par Arnold jusqu'en 1209, et par un anonyme jusqu'en 1448. HELOISE. Si pour nous comme pour beaucoup d'autres, qui, en s'occupant de littérature, courent après les fictions et les ornements de la poésie, Héloïse ne représentait qu'un personnage de roman, célèbre seulement par ses aventures et ses amours avec Abailard, certes nous n'aurions aucune place à lui accorder dans un ouvrage aussi sérieux; mais l'amie du vénérable Pierre de Cluny, avec qui saint Bernard, Hugues Métellus et plusieurs autres grands personnages ne dédaignaient pas de correspondre; mais l'abbesse du Paraclet, comblée par les princes de bienfaits que les Papes s'empressaient de confirmer; mais la femme dont l'intelligence élevée possédait à la fois la science de la philosophie et les langues grecque, hébraique et latine, et dont le noble coeur sut trouver en lui-même autant d'ardeur pour l'expiation, qu'elle en avait dépensé autrefois pour un amour profane et condamné; inais cette pécheresse enfin, déjà absoute par son génie, et dont le souvenir se présente encore à notre mémoire avec tous les pardons dus à la pénitence et au repentir, mérite au moins une mention honorable dans ces pages destinées à conserver le souvenir de toutes nos illustrations et de toutes nos gloires. Nous ne reviendrons pas ici sur sa vie que nous croyons avoir esquissée suffisamment dans la biographie d'Abailard. Nous nous contenterons de rappeler qu'elle était nièce de Fulbert, chanoine de Paris et aumônier du roi Henri I". Belle, mais surtout spirituelle, elle se livra avec ardeur à l'étude des sciences, et se fit un nom dans le monde, dès sa première jeunesse, par une érudition toujours rare chez les femmes, mais plus rare encore dans le temps où elle vivait. Après avoir été maitresse, ensuite femme d'Abailard, elle devint religieuse,

puis prieure au couvent d'Argenteuil, et enfin, première abbesse du Paraclet, où elle mourut le 17 mai 1164, dans la soixantetroisième année de son âge et vingt-deux ans après son mari, auquel elle fut réunie dans le même tombeau, comme elle l'avait demandé. Héloïse passa tout le temps de son veuvage, sans aucune communication avec le monde; elle s'abstint d'écrire à ses amis, elle ne parla plus que pour prier et pour instruire; elle cessa même de prononcer le nom d'Abailard, et ne s'entretint du passé qu'avec Dieu seul. Elle accomplit jusqu'à la fin sa tâche de pénitence, et si, comme nous l'avons dit plus haut, jamais l'amour n'obtint de plus grands efforts du cœur d'une femme, jamais non plus le repentir n'a honoré la foi par une plus grande expiation.

SES ÉCRITS. Héloïse a mérité un nom parmi les femmes françaises qui ont écrit. Nous rapporterons ici le discours qu'elle tint à Abailard pour le détourner de l'épouser. Jamais on ne vit passion de femme plus inconcevable que la sienne, jamais discours plus étrange que celui qu'elle lui adressa dans cette occasion : « Je vois, lui dit-elle, le motif qui vous engage à m'épouser. Vous cherchez à satisfaire mon oncle et à mettre vos jours en sûreté; vous n'y réussirez pas. Je connais son caractère. Il sait dissimuler une injure lorsqu'il n'en peut tirer vengeance; mais il n'a pas l'âme assez noble pour pardonner. C'est donc un piége tendu à votre simplicité, que ces beaux semblants d'affection qu'il étale à vos yeux. Mais quand même la réconciliation serait sincère de part et d'autre, songez-vous à l'infamie qui doit rejaillir sur nous deux de l'engagement que vous me proposez. Je vous le demande, de quel oil l'Eglise, le monde, les philosophes regarderont-ils une femme qui aura consenti à éteindre une lumière destinée à les éclairer qu'elles imprécations ne lancerat-on pas contre moi, pour m'être asservi et approprié celui que la nature avait formé pour le bien de tous? Y songez-vous, encore une fois? Quoi, c'est vous qui me parlez de mariage ! Mais ignorezvous donc ce qu'en ont dit tous les sages de l'antiquité ? Consultez l'Apôtre, il vous le représentera comme un joug, dont une âme élevée au-dessus des sens doit toujours se préserver, et qu'il n'est jamais avantageux de reprendre après en avoir été délivré. Interrogez vos oracles les philosophes, et ils vous prouveront par les plus fortes raisons que cet état ne peut compatir avec la recherche de la vérité. En effet, comment pourrez-vous accorder les devoirs de votre enseignement avec les embarras du ménage. Quels rapports entre des écoliers et des servantes, entre des berceaux et des écritoires, entre des livres et des quenouilles,. entre des plumes et des fuseaux? Un savant absorbé dans des méditations philosophiques ou théologiques entendra-t-il avec calme les cris

des enfants, les chansons des nourrices et tout le tracas bruyant d'une famille occupée des soins du ménage? Aussi remarquonsnous que dans tous les temps et chez tous les peuples, parmi les païens, comme parmi les juifs et les chrétiens, les personnages les plus éminents en sagesse n'ont pas balancé à préférer le célibat au mariage. Eh quoi!lié comme vous l'êtes à la continence par votre état de clerc et de chanoine, vous ne pourriez soutenir un genre de vie dont, quoique libres, des gentils et des laïques vous ont tracé le modèle? Si l'honneur de la cléricature et les avantages du canonicat vous touchent peu, si vous êtes prêt à vous dépouiller de ces titres, conservez au moins le caractère de philosophe, et ne ternissez pas, en vous dégradant vousmême, l'éclat d'une profession qui vous honore, et que vous ne pouvez trop respecter. >> Ce discours, aussi pathétique qu'inattendu, ne fit aucune impression sur l'esprit d'Abailard. Inflexible dans sa résolution, il ramena Héloïse de la Bretagne à Paris, où peu de jours après il l'épousa de nuit et en présence de quelques témoins aftidés.

SES LETTRES. chacun sait comment Héloïse, se séparant d'un monde dans lequel son époux ne pouvait plus vivre, se réfugia dans le cloitre, fit profession de la vie religieuse dans le monastère d'Argenteuil, et devint bientôt après abbesse du Paraclet, où Abailard lui avait ménagé un asile pour elle et pour ses compagnes. Elle vivait là depuis quelque temps lorsque le hasard fit tomber entre ses mains une lettre qu'Abailard écrivait à un de ses amis et dans laquelle il Jui racontait l'histoire des calamités qu'il avait eu à souffrir depuis le malheur de sa naissance, jusqu'aux mauvais traitements qu'il endurait de la part des moines de Saint-Gildas. Héloïse prit la résolution de lui écrire pour lui reprocher son silence. Elle se plaint qu'il refuse à son épouse les consolations qu'il accordait à un ami. Depuis la lecture de cette lettre dont la Providence leur avait fait connaître le contenu, elle l'assure qu'elle et ses sœurs étaient pénétrées de la plus vive douleur, plongées dans les plus noires inquiétudes et qu'elles attendaient à toute heure dans une frayeur inexprimable, la triste, l'affreuse, l'accablante nouvelle de sa mort. Là-dessus elle le conjure par les motifs les plus pressants de ne pas tarder à leur répondre. « Votre intérêt et le nôtre, lui dit-elle, vous y obligent également. Qui doute, en effet, que les témoignages d'une sincère compassion ne servent beaucoup à soulager nos peines? Un fardeau ne devient-il pas plus léger lorsque plusieurs en partagent le poids? Si la tempête dont vous êtes battu vient à se calmer, oh! c'est alors que vous devez vous empresser de nous le faire savoir. Des Jettres qui apportent de bonnes nouvelles ne sauraient venir trop tôt; mais enfin, quoi que vous nous écriviez, la seule assurance que vous nous donnerez de votre

souvenir sera toujours un grand sujet de consolation pour nous.... Pouvez-vous, sans méconnaître les engagements que vous avez contractés à notre égard, refuser à notre faiblesse les secours qui sont entre vos mains? N'est-ce pas vous qui êtes, après Dieu, le seul fondateur de ce monastère? N'est-ce pas vous qui avez bâti cette église? N'est-ce pas vous qui avez établi cette congrégation? Vous n'avez rien édifié sur des fondements que d'autres eussent posés ; tout ce qui est ici est votre ouvrage.... C'est donc à vous de cultiver ce que vous avez planté; car enfin, personne n'ignore qu'une nouvelle plante a besoin d'être arrosée, surtout lorsque de sa nature elle est tendre, frêle et délicate. Hélas! quoi de plus faible que notre sexe; et quand même nous ne serions pas nouvellement transplantées, n'aurions-nous pas toujours besoin de culture pour porter du fruit? C'est par cette raison que les Pères de l'Eglise ont pris dans tous les temps un soin particulier des femmes consacrées à Dieu; qu'ils ont composé un si grand nombre de traités merveilleux pour les éclairer dans leurs doutes, les consoler dans leurs peines, les fortifier dans leurs tentations. Cette conduite que vous connaissez bien mieux que moi, qui ne suis qu'une ignorante auprès de vous, cette conduite, dis-je, ne devrait-elle pas vous servir de règle? Mais hélas! que vous avez été jusqu'à présent éloigné de la suivre! Non je ne puis revenir de mon étonnement, quand je me rappelle surtout que dans les commencements de notre conversion, lorsque flottante entre le ciel et la terre, j'étais en proie aux chagrins les plus dévorants, ni le désir de plaire à Dieu, ni l'exemple des saints, ni l'amour que vous me deviez ne purent vous engager à me procurer la moindre consolation, soit par votre présence, soit par vos lettres. » Héloïse le fait ensuite ressouvenir de l'amour extrême qu'elle lui a témoigné dans toutes les occasions; amour tendre et compatissant qui la conduisit aux portes du tombeau, lorsqu'elle apprit l'infâme et cruelle trahison que ses assassins avaient exercée contre lui; amour soumis, qui la détermina, malgré ses répugnances, à se continer dans un cloître pour lui obéir; amour généreux, qui se borna toujours à sa personne sans aucun retour sur elle-même. « Oui, j'atteste le ciel, dit-elle, que dégagée de tout intérêt, je n'ai jamais recherché en vous que vous-même; ni l'honneur de votre alliance, ni le douaire que j'étais en droit d'attendre, ni ma propre satisfaction, n'ont déterminé le motif de mon choix, mais uniquement le désir de vous plaire en faisant votre volonté. » Elle ajoute un trait d'extravagance, trop indécent pour être traduit, et trop inouï pour n'être point rapporté, quoique nous l'ayons déjà indiqué ailleurs. Et si uxoris nomen sanctius ac validius videtur, dulcius mihi semper exstitit amicæ vocabulum, aut, si non indignaris, concubinæ vel scorti.... Je vous ai prouvé, dit-elle à Abailard, de

quelle manière je vous ai toujours aimé. Mais que dois-je penser de votre retour? Indifférent comme vous l'avez toujours paru depuis notre séparation, n'ai-je pas le droit de dire que vous ne m'avez jamais véritableinent aimée? que c'était la convoitise et non l'affection qui vous attachait à moi; qu'il n'y avait dans votre attachement qu'une passion grossière et point d'amour véritable, de sorte qu'en perdant le sentiment de la volupté, toute votre tendresse pour moi s'est évanouie. » Dans la suite elle continue de lui rapporter les gages d'amitié, de tendresse et de soumission qu'elle lui a donnés pendant son absence, de se plaindre de l'abandon dans lequel il la laisse et de l'exhorter par les motifs les plus touchants à ne pas lui différer plus longtemps les consolations dont elle a besoin.

Deuxième lettre. Abailard répondit à cette lettre avec la gravité qui convenait à son caractère, et la sensibilité que l'on pouvait attendre d'un époux. Mais comme il confirmait ce qu'il avait marqué de ses infortunes présentes dans l'histoire de ses malheurs, et qu'il y ajoutait une prédiction claire de sa mort prochaine, cette lettre, au lieu de procurer du soulagement à Héloise, ne fit qu'envenimer sa douleur. Il faut entendre cette pauvre femme raconter elle-même le trouble dont elle et ses filles se sentaient agitées; c'est le sujet de la seconde lettre. D'abord, elle se plaint de ce qu'étant au-dessus d'elle à tous les égards, il la nommait la première, contre l'usage, dans la suscription de sa lettre. Mais rien, ajoute-t-elle, ne m'a étonnée davantage que de trouver un surcroît d'affliction dans une lettre où nous comptions puiser le remède à nos maux. Obligé, comme vous l'ètes, d'essuyer nos larmes, cruel, vous en grossissez la source, et vous vous plaisez à les faire couler avec plus d'abondance. Hélas! quelle est celle d'entre nous qui a pu lire d'un œil sec ces dernières paroles que vous nous avez écrites? Si le Seigneur me livre à la fureur de mes ennemis, et qu'ils viennent à m'assassiner, mon intention est que rous fassiez transporter mon corps au Paraclet. O mon cher! y pensiez-vous, lorsque vous nous avez marqué des choses si dures, et votre main ne tremblait-elle pas en traçant sur le parchemin ces mots accablants? Mais l'événement, je l'espère, démentira votre prédiction. Non, non, Dieu n'abandonnera pas ses servantes jusqu'au point de les faire survivre à votre perte. Il ne leur laissera pas, et nous l'en conjurons avec confiance, une vie qui leur serait plus insuportable que la mort la plus terrible. C'est à vous à célébrer nos obsèques ; c'est à vous à recommander nos âmes à Dieu. N'est-il pas juste, en effet, que vous lui remettiez entre les mains celles que vous avez rassemblées ici pour le servir? afin que, dégagé de toute inquiétude à leur sujet, vous vous trouviez en état de les suivre avec d'autant plus de tranquillité, que vous serez comme assuré qu'elles sont en possession du souverain.

bien. » Elle lui représente ensuite l'inutilité des précautions qu'il prend pour s'assurer le secours de leurs prières après sa mort.... << Tout ce que nous pourrons faire alors, ce sera de nous abandonner aux larmes et à la douleur; et au lieu d'être propres à vous rendre les derniers devoirs, il ne faudra plus penser qu'à nous enterrer nous-mêmes; car à quoi serons-nous bonnes, après avoir perdu notre vie en vous perdant, sinon à vous suivre dans le tombeau ? » De là, elle tourne ses plaintes contre la Providence, qu'elle ne craint point d'accuser de cruauté, pour s'être vengée, à contre temps, sur deux époux des faiblesses que le mariage, selon elle, avait pleinement réparées. Cependant, reconnaissant bientôt l'injustice de ses murmures, elle souhaite pouvoir expier par une pénitence sincère les égarements de sa jeunesse. Mais elle n'ose presque l'espérer, troublée comme elle l'est, non-seulement par les mouvements de son impatience, mais encore par l'image non moins flatteuse qu'importune des plaisirs qui devraient-être la matière éternelle de ses regrets. « Je passe, dit-elle, aux yeux de ceux qui ne connaissent pas l'artifice de ma conduite, pour un modèle de chasteté. Mais cette vertu ne consiste pas dans la pureté du corps; c'est une qualité de l'âme dont je suis malheureusement dépourvue. Tandis que les hommes, qui jugent de tout par les dehors, me comblent de louanges, hélas ! je ne mérite que des blâmes aux yeux de celui qui sonde les cœurs et les reins, et qui voit nos plus secrètes pensées. On me iegarde comme une bonne religieuse dans un temps où ce n'est pas peu de chose que de le paraître, quand la bienséance reçoit les honneurs dus au mérite réel, et quand pour s'attirer les applaudissements des hommes, il suffit de savoir se mettre à l'abri de leurs censures.... Il faut que je vous l'avoue, moa appréhension dans les différents états de ma vie a toujours été moins d'offenser Dieu que de vous déplaire. C'est votre commandement et non l'amour divin qui m'a fait prendre l'habit que je porte. Plaignez mon sort d'être obligée de passer mes jours dans les austérités de la pénitence et dans la privation de tous les plaisirs, sans pouvoir en attendre aucune récompense!.... Jusqu'ici vous avez été dans l'illusion sur mon compte, en me supposant les bonnes qualités que je n'ai pas, au lieu de travailler à les faire naître par de bons conseils et de ferventes prières. Désabusé maintenant, cessez de me donner des éloges, sous peine d'être regardé comme un flatteur et un ennemi de la vérité. Si vous vous obstinez à croire qu'il y ait en moi quelque ombre de vertu, craignez du moins que le souffle pernicieux des louanges ne la dissipe.... Celles qui me viennent de votre part sont d'autant plus capables de me nuire qu'elles font une impression plus séduisante sur mon cœur.»

Ce qui suit jusqu'à la fin est à peu près dans le même ton.

Il est aisé maintenant, d'après ces deux

lettres d'Héloïse, de juger quel était alors l'état de son âme et le degré de sa conversion. Ni Bayle qui lui prête, sans en vouloir rien rabattre, les mêmes sentiments qu'elle avait eus dans le monde; ni dom Gervaise qui ne lui en laisse que des traces involontaires, ne paraissent avoir saisi la vérité. Héloïse n'était ni une libertine déterminée, ni une sainte accomplie; mais une personne à demi convertie, qui combattait à forces inégales contre des passions affermies par l'habitude et le tempérament; qui rougissait de ses défauts, et souhaitait, bien qu'imparfaitement, de remporter la victoire sur ellemême; qui gémissait dans ses chaînes, et qui faisait des efforts impuissants pour les Iompre.

Troisième lettre. Abailard ne prit pas le change sur ces dispositions. La seconde lettre d'Héloïse acheva de le convaincre du besoin qu'elle avait de ses lumières et de ses consolations. Pour ne lui laisser aucun sujet de plainte, il répondit article par article à tout ce qu'elle lui avait mandé, changeant de ton suivant la nature des objets, mêlant aux éloges les réprimandes et l'encouragement à la commisération. Héloïse, comme Abailard l'en avait priée, changea d'objet dans les autres lettres qu'elle Jui écrivit. Le préc's de la troisième consiste à lui demander au nom de ses filles deux choses la première, de leur apprendre quelle est l'origine et l'excellence de leur profession; la seconde, de leur composer une règle qui fût propre et particulière à leur sexe; ouvrage, dit-elle, qui nous manque jusqu'à présent, et auquel il est surprenant qu'aucun Père de l'Eglise n'ait encore pensé. Car il est arrivé de là que, par un renversement de conduite assez étrange, on a chargé le même fardeau sur les épaules du sexe le plus faible, comme sur celles du sexe le plus fort, sans s'inquiéter si l'un ne serait pas accablé de ce que l'autre pouvait porter aisément. En effet, il est constant que dans toute l'Eglise latine les religieuses, comme les religieux, ne suivaient point d'autre règle que celle de Saint B noit, quoiqu'on ne puisse nier qu'elle n'a été faite que pour des hommes, et que dans plusieurs de ses points, il n'y a que des hommes qui puissent l'observer. » Héloïse rapporte quelques exemples de l'incompatibilité qu'elle suppose dans cette règle avec l'état des femmes, comme ce qui regarde les vêtements, les fonctions de l'abbé, la réception des hôtes, le travail manuel. A la sévérité de ceux qui voudraient assujettir indistinctement aux mêmes austérités toutes les personnes engagées dans la vie du cloître, elle oppose la douceur dont les Pères ont toujours usé envers les femmes, et la discrétion que saint Benoît fait paraître dans sa règle à l'égard des enfants, des infirmes et des vieillards. Or par rapport aux religieuses elle se persuade qu'en matière d'abstinence et de mortification, ce serait assez pour elles de s'en tenir à ce que pratiquent les évêques et les autres

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membres du clergé séculier, ou tout au plus à ce qui s'observe parmi les chanoines Réguliers. « Vous savez, dit-elle, qu'ils portent du linge, qu'ils mangent de la viande, et qu'ils n'ont point d'autres jeûnes que ceux de l'Eglise. Ne suffirait-il pas à des personnes comme nous de les imiter? » Elie appuie cela de raisons, ou plutôt de textes si spécieux, tournés avec tant d'art, et embellis par tant de traits d'une érudition si choisie, qu'en condamnant sa mollesse, on ne peut s'empêcher d'admirer son esprit. Abailard, charnié du nouveau genre de correspondance que lui offrait Héloïse, satisfit aux deux objets de sa lettre par deux amples réponses. Dans la première, il traite à fond de l'origine et de l'excellence de la vie monastique; la seconde renferme une règle fort détaillée, où l'auteur, aussi indulgent que la raison peut le permettre, tient le milieu entre l'austérité de la règle de saint Benoît et le relâchement qu'Héloise voulait y introduire. Le dernier article de cette règle était ainsi conçu : « Puisque vous vous privez volontiers de toutes les vaines conversations qui ne font que dessécher le cœur, vous emploierez ce temps à l'étude de l'Ecriture sainte; vous y soumettrez surtout celles de vos filles à qui Dieu a donné plus de talent, plus d'ouverture d'esprit, plus de grâce pour s'énonçer, afin qu'elles s'instruisent à fond de ce qui regarde la piété et la vie spirituelle. »

Règle d'Héloise. - Ces deux lettres trouvèrent l'abbesse du Paraclet dans des dispositions bien différentes du passé. Des retours sérieux sur elle-même l'avaient enfin déterminée à se donner à Dieu sans réserve. Elle admira la sagesse et la bonté compatissante d'Abailard dans le nouveau plan d'observances qu'il lui avait tracé; mais se rappelant qu'elle était fille de saint Benoit, qu'elle avait voué la pratique exacte de sa règle, et qu'elle n'avait allégué jusqu'alors que des excuses frivoles pour s'en défendre, elle ne balança plus à donner la préférence à cette règle et à la faire observer dans sa communauté. Pour l'accommoder entièrement à l'état des filles sans en affaiblir la lettre ni l'esprit, elle adopta par la suite les statuts des chapitres généraux de l'ordre de Prémontré, concernant les religieuses. Nous avons la preuve de cette réforme, dans un recueil des usages du Paraclet qui est arrivé jusqu'à nous, sous le nom de Règle d'Héloïse. Après la mort d'Abailard, voyant que son institut se répandait et qu'on lui demandait des religieuses pour fonder de nouveaux monastères, cette abbesse mit par écrit tout ce qui se pratiquait dans le sien et en fit un petit recueil, à l'usage de ces communautés naissantes, afin qu'elles ne s'éloignassent point de l'esprit de la maison-mère et que l'on observât partout la même uniformité dans les usages et les exercices de la religion. Quelques-uns ont contesté ces constitutions à Héloïse, mais leurs raisons ne roulent que sur quelques différences de style qui, en effet, n'est pas aussi élégant dans ces statuts que dang

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