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de l'époque. Suger, Héloïse, Abeilard, apparaissent dans l'histoire de Cluny à côté d'Innocent II, de Louisle-Jeune, des rois d'Espagne, des empereurs d'Allemagne, de Jérusalem et de Constantinople; de même que, dans les temps antérieurs, saint Odon, saint Odilon, saint Maïeul et saint Hugues, étaient en communications intimes et fortes avec les puissances européennes, dès avant Hugues Capet, tous les Othon et Guillaume-le-Conquérant. Et, comme si l'Ordre de Cluny devait être, comme à lui seul, le brillant résumé des plus glorieux attributs de cet institut bénédictin qu'il réforma sur toute la terre, on voit à Cluny s'élever l'un des plus immenses édifices que la religion ait élevés parmi les hommes; une ville et la civilisation de toute une contrée sortir d'un cloître; l'un des meilleurs chroniqueurs du onzième siècle, Radulphus Glaber, moine de Cluny, écrire et dédier à saint Odilon, son maître, l'histoire de ces temps obscurs; Ordéric Vital, au douzième siècle, devenir aussi, lui Cluniste, l'un des principaux historiens de son époque ; et au-dessus d'eux tous, la belle figure de Pierre-le-Vénérable, souvent cité, mais trop peu connu, répandre un éclat tellement universel, que bien peu de renommées peuvent lui être comparées, et qu'il faut le grand nom de saint Bernard, son ami et son contemporain, pour l'égaler ou le surpasser peut-être. On s'arrête avec complaisance à cette tête active et calme, que les controverses les plus ardentes n'empêchaient pas d'aimer les lettres antiques, et dont plus d'une page mélancolique et tendre rappelle involontairement à l'esprit les Méditations de

Lamartine. Certes, de si belles choses avaient besoin d'être créées et expliquées par une noble législation monastique. Aussi, toujours et admirablement fidèles à la règle de saint Benoît, les statuts de Cluny, fameux dans les annales religieuses, consacrent-ils à chaque article les droits de la vertu et du mérite, la libre admissibilité aux emplois, l'électivité du chef de l'Ordre, l'égalité la plus absolue, sans distinction de naissance ou de richesses, en un mot, tous ces principes de liberté religieuse et populaire que l'Église a apportés dans le monde, et que le dix-huitième siècle, destructeur du Christianisme, imitait, sans le savoir, dans son ignorant plagiat, en les souillant et en les pervertissant. Et ce n'est pas sans étonnement qu'on remarque, dans la simple législation d'un cloître, la révélation de presque tous les insolubles problêmes de la science politique et de tous les mystères des institutions sociales.

Après avoir été le sommet de la rénovation monastique, après avoir exercé une incalculable influence sur le monde religieux et politique morcelé, fractionné, du moyen-âge, Cluny ne pouvait manquer de descendre, à mesure que s'élèveraient de nouvelles puissances, à mesure que la papauté et la royauté se monarchiseraient en Europe et voudraient abaisser et gêner les corporations trop puissantes, dans leurs acquisitions territoriales comme dans leur crédit moral; à mesure que les communes et les parlemens naîtraient et se ligueraient avec le pouvoir monarchique centralisateur. Car ce fut le sort commun, et regrettable sans

doute, des plus illustres fondations religieuses. Nulle chose, ici-bas, ne prospère et ne grandit que par l'indépendance, et toutes les vertus elles-mêmes deviennent stériles, lorsque leur force d'expansion est comprimée par un maître étranger.

Aussi Cluny, qui se relève sous saint Louis, se débat en vain et long-temps, au quatorzième et au quinzièmë siècle, contre la menaçante prépondérance du pouvoir civil. Sa résistance honorable ne l'empêchera point de tomber enfin, à travers les désastres des guerres de religion, entre les mains de François Ier et de Richelieu. Et l'on aura un jour le lamentable spectacle de l'une des plus grandes choses qui vécurent parmi les hommes, devenant la proie d'un commissaire royal, d'un simple maître des requêtes, du confesseur de Louis XIV, et, plus tard et ignominieusement, des maîtresses de Louis XV. Puis arrivera le vent du dixhuitième siècle, qui soufflera sur le vieil édifice religieux, et balayera, comme tant d'autres poussières, dans son aveuglement impie, la poussière inféconde d'un établissement déjà vermoulu. Les hommes prendront d'abord cette ruine totale pour une ruine subite; mais, quand ils y regarderont de plus près, ils y verront clairement la main de Dieu, et l'œuvre lente et funeste de la corruption des âges.

Ainsi, tout a fini, tout a été dévoré chez nous ! Ainsi, la monarchie a été follement flattée, et investie successivement, par des passions imprévoyantes et coalisées, d'une toute-puissance sujette à se dépraver et à périr! Ainsi, le pouvoir monarchique

a, sans mesure, absorbé tout ce qui vivait autour de lui, comme s'il n'eût fait que reconquérir ses invariables attributs contre des usurpateurs; et à la fin il a été nommé usurpateur lui-même par le pouvoir démocratique; et il s'est incliné devant l'orage populaire, sans trouver nulle part à s'appuyer sur les autres puissances affaissées sous lui et par lui!

Je me suis bien gardé d'aborder un sujet grave et religieux avec les préventions communes de notre âge. Je me suis laissé naturellement aller aux couleurs des siècles; j'ai cherché à en teindre ma narration. Seulement, j'ai voulu me préserver de tout engouement systématique. J'ai écrit sans fausse philosophie, comme sans crédulité maniérée, évitant également de tout nier avec scepticisme, ou de tout croire avec affectation. Quand j'ai trouvé des événemens dignes d'être retenus, je m'y suis livré avec amour et simplicité. C'est un bien détestable et bien faux esprit que de prendre toujours les choses par leur mauvais côté. Oh ! qu'il m'eût été facile de répéter contre les vices des moines et les institutions monastiques tous les lieux communs, toutes les déclamations fades qui abondent dans notre littérature depuis tantôt un siècle et demi! Je n'aurais pas eu besoin même, en me réduisant à un pareil rôle, de demander mes argumens aux livres contemporains; je les aurais aisément trouvés dans les écrivains du moyen-âge, remplis, les hommes instruits le savent, des invectives les plus fortes contre la corruption claustrale et cléricale, invectives que l'intolérance contemporaine n'a eu besoin que de copier. Sans sortir des

auteurs que j'ai étudiés, croit-on que les célèbres fondateurs ou réformateurs des monastères ne connaissaient pas les faiblesses de la nature humaine, sa dégénération rapide, et ne s'appliquaient pas précisément à combattre et à réprimer ces penchans funestes? C'était là précisément le but de leurs écrits et de leur

œuvre.

Où trouvera-t-on, par exemple, rien de plus véhément que les reproches adressés par saint Bernard, dans son Apologie, aux Clunistes eux-mêmes, dont il raillait avec amertume les jours légers et oisifs, dies fabulando otiosos, et le trop long sommeil, matutinos somnos? Avec quelle verve il éclatait contre ces moines jeunes et valides, qui feignaient d'être malades, pour manger la viande et boire le vin de l'infirmerie, et se donnaient l'air, pour mieux mentir, de s'appuyer péniblement sur un bâton!«< Faut-il rire ou pleurer de telles misères, s'écriait l'abbé de Clairvaux? Estce ainsi que vivait Macaire? est-ce l'enseignement que nous a légué Basile? est-ce là ce qu'a établi Antoine? est-ce ainsi que vécurent en Egypte les Pères du désert? est-ce ainsi enfin que le pratiquèrent saint Odon, saint Maïeul, saint Hugues, que Cluny s'enorgueillit d'avoir eus pour chefs et pour maîtres? »

La fougue de Bernard ne s'arrête pas. Il parcourt, il poursuit à outrance tous les relàchemens qu'il accuse dans le monastère Bourguignon.

Lorsque la religion monastique a commencé, continue éloquemment le saint homme, qui aurait jamais pu croire que les moines arrivassent jamais à ce

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