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point de défaillance? Oh! que nous sommes loin de ces moines qui vécurent du temps de saint Antoine!... Personne, parmi nous, qui demande ou qui donne la nourriture céleste. Il ne s'agit point d'ÉcritureSainte ou du salut des ames, mais de plaisanteries, de bagatelles et de paroles jetées au vent. Dans les repas, les oreilles ne sont pas assourdies de moins de bruit que la bouche n'est remplie de nourriture. Cependant les mets succèdent aux mets: et, pour remplacer les seules viandes dont on s'abstienne, on double la ration des grands poissons. Si les premiers vous ont déjà rassasié, vous croirez, en arrivant aux seconds, n'avoir encore point goûté les précédens. Car les cuisiniers les apprêtent tous avec tant de soin et tant d'art que, après avoir dévoré quatre ou cinq plats, les premiers ne nuisent point aux derniers, et la satiété ne diminue point l'appétit. Le palais, séduit par de nouveaux assaisonnemens, se déshabitue peu à peu des choses qu'il connait, et se jette avidement, avec un désir toujours nouveau, sur les sucs étrangers. L'estomac se charge sans le savoir: mais la variété empêche le dégoût. Nous dédaignons la simplicité des alimens tels que la nature les a faits : nous les mélangeons les uns avec les autres de mille façons; et, méprisant les saveurs naturelles que Dieu a mises dans les choses, nous excitons notre gourmandise par une espèce de saveurs adultères. Nous dépassons les bornes du nécessaire, sans jamais arriver aux limites de la jouissance. Et, pour passer le reste sous silence, de combien de manières ne tourmentons-nous pas,

bouleversons-nous pas les œufs seuls? Avec quel soin on les tourne et on les retourne, on les bouillit, on les durcit, on les réduit! Tantôt on les frit, tantôt on les rôtit, tantòt on les farcit; tantôt on les sert à part, et tantôt on les mélange avec d'autres substances. Et pourquoi tout cela, sinon pour prévenir le dégoût? On porte même ses soins sur l'apparence extérieure des alimens, afin que la vue n'en soit pas moins charmée que le goût n'en est flatté. Et quand déjà l'estomac, par ses fréquens hoquets, annonce qu'il est plein, la curiosité n'est point encore satisfaite. Mais, tandis qu'on caresse les yeux par les couleurs, le palais par les assaisonnemens, le malheureux estomac, pour qui les couleurs ne brillent pas et que les saveurs ne flattent point, est obligé de tout recevoir, bien moins restauré qu'accablé de tant de mets qui le surchargent.

<«< Que dirai-je maintenant de l'eau qui se boit dans les couvens, lorsque même on n'y connait absolument pas le vin trempé d'cau? Tous tant que nous sommes, depuis que nous sommes moines, nous avons l'estomac malade: aussi, suivons-nous bien exactement le conseil de l'Apôtre, de boire du vin; seulement, je ne sais pourquoi nous oublions toujours une partie de ce conseil Buvez un PEU de vin. Et plût à Dieu que nous nous contentassions d'une seule espèce de vin, quand même nous le boirions pur! J'ai honte de le dire, mais il est bien plus honteux de le pratiquer; et si l'on rougit de l'entendre, qu'on ne rougisse pas de s'en corriger. Vous pouvez voir, dans le même repas, apporter trois ou quatre fois une coupe demi

pleine, jusqu'à ce que, après avoir senti plutôt que bu, et tâté plutôt que goûté ces vins divers, on puisse choisir enfin, entre tous, avec une épreuve aussi rapide que délicate, la plus généreuse liqueur. Et qu'est-ce encore que cette habitude qu'on attribue à plusieurs monastères, de boire, dans les jours de fêtes, des vins chargés de miel ou d'épices? Dira-t-on encore que cet usage s'est introduit à cause de la débilité des estomacs? Pour moi, je n'y vois qu'un moyen de boire davantage et avec plus de volupté. Mais, quand les veines du buveur sont gorgées de vin et battent avec force dans sa tête brûlante, que peut-il avoir de plus agréable à faire, en sortant de table, si ce n'est d'aller dormir? Et si vous le forcez de se lever pour chanter matines, avant qu'il n'ait achevé sa digestion, vous lui arrachez moins un chant que des cris inarticulés.

<< On recherche pour se vêtir, non pas ce qu'il y a de plus utile, mais ce qu'on trouve de plus fin; non ce qui est propre à préserver du froid, mais ce qui excite l'orgueil; non pas enfin, selon la règle bénédictine, ce qu'on peut acheter au meilleur marché, mais ce qu'on peut montrer avec le plus de grace, que dis-je ? avec le plus de vanité. Hélas! voilà donc le moine! Pourquoi ai-je assez vécu pour voir à quel point d'abaissement est descendu notre Ordre, cet Ordre qui fut le premier dans l'Église, ou, pour mieux parler, par qui a commencé l'Église elle-même; cet Ordre qui se rapprocha le plus, sur la terre, des phalanges angéliques, et, soit pour l'ardeur de sa charité, soit pour sa chasteté admi

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rable, ressemblait plus que tout autre à notre sainte Mère la Jérusalem céleste; cet Ordre enfin, dont les Apôtres furent les fondateurs, et que commencèrent ces hommes auxquels tant de fois Paul donne le nom de Saints? Et certes, entre ces premiers chrétiens, comme chacun ne possédait rien en propre, on distribuait tout à chacun selon ses besoins, comme il est écrit, et non pas pour la satisfaction d'une vanité puérile. On n'admettait rien d'oiseux, là où l'on ne recevait que le simple nécessaire à plus forte raison, rien pour la curiosité, encore moins pour l'orgueil. A chacun selon ses besoins! entendez-vous; c'est-à-dire, en ce qui concerne les vêtemens, ce qui était indispensable pour couvrir la nudité du corps et garantir du froid. Croyez-vous qu'alors chaque chrétien recherchât, pour se vêtir, des étoffes soyeuses et colorées, et qu'à chacun d'eux, pour voyager, fût préparée une mule de deux cents sous d'or? Croyez-vous que là, où tout se divisait selon les besoins stricts, chacun eût pour lit et pour couvertures des fourrures de prix et des étoffes peintes? Je ne crois pas qu'alors on eût beaucoup de souci du prix, de la couleur et du soin des vêtemens, quand on s'appliquait avec un si infatigable zèle à conserver les mœurs, à unir les ames, à féconder les vertus. Cette multitude de croyans, dit l'Apôtre, n'avait qu'un seul cœur et une seule ame.

« Qu'est devenue cette unanimité de pratique? nous nous sommes répandus au-dehors: nous avons abandonné les vrais et impérissables biens du royaume de Dieu qui est au-dedans de nous-mêmes, et nous de

mandons de stériles consolations à des vanités extérieures et à des jouissances fausses et insensées; et déjà nous avons perdu non-seulement les vertus de la religion antique, mais nous n'en gardons pas même les apparences. Et voilà que notre habit même, je le dis avec douleur, qui avait coutume d'être une marque d'humilité, s'est changé, chez les moines de notre temps, en insigne d'orgueil. A peine trouvons-nous déjà dans nos provinces des étoffes dont nous daignions nous habiller. Le chevalier et le moine se partagent la même étoffe, l'un pour son manteau de guerre, l'autre pour sa cuculle. Tout homme du siècle, si honoré qu'il puisse être, fût-il même Roi ou Empereur, n'aurait plus d'éloignement pour nos vêtemens, pour peu qu'ils fussent arrangés et disposés pour sa commodité et ses occupations.

« Vous direz peut-être : la religion n'est pas dans l'habit, mais dans le cœur. Mais lorsque, pour acheter une cuculle, on vous voit parcourir la ville, tourner dans les marchés, traverser les places publiques, fouiller la maison des marchands, bouleverser les marchandises de tout le monde, développer d'immenses monceaux d'étoffes, les toucher de la main, les approcher de vos yeux, les regarder au soleil, rejeter tout ce qui vous semble grossier et terni, et vous empresser au contraire d'acheter, à quelque prix que ce soit, ce qui vous paraît brillant et bien tissu ; je vous le demande, est-ce avec intention que vous agissez ainsi ou par simplicité? Lorsqu'enfin, contre la Règle, vous recherchez avec zèle, non pas ce qui s'achète au meilleur marché, mais ce qui se vend le plus cher, par sa rareté même, faites

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