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Malgré le grand nombre de ses succès, il n'avait pu obtenir, dans le temps le plus brillant de sa gloire, une place à l'Académie française; les cabales littéraires les plus opposées étaient réunies contre lui, parce que les chefs et les suppôts de ces cabales voyaient dans Crébillon un homme qui menaçait de les faire bientôt oublier tous par l'éclat de sa renommée. Il faut convenir aussi qu'il avait un peu irrité par sa faute l'amourpropre de ceux qui jouissaient alors, à tort ou à droit, de quelque réputation dans les lettres; il s'était permis contre eux une satire ingénieuse et piquante, qu'il eut pourtant la modération ou la prudence de ne jamais faire imprimer; ses détracteurs y étaient désignés d'une manière plaisante, par des noms d'animaux qui les caractérisaient avec une vérité assez frappante pour leur déplaire; l'un était la taupe, l'autre le singe, celui-là le chameau, celui-ci le renard. Ce fut la seule satire que Crébillon se permit dans toute sa vie; il faut la pardonner au premier mouvement d'un talent opprimé, qui, éprouvant l'injustice, s'irrite d'abord contre elle, se venge un moment, se repent bientôt de cette faiblesse, et n'oppose plus à ses ennemis que le travail, les succès et le silence. Crébillon était bien éloigné de donner sur ce point aux poètes ses confrères un mauvais exemple, dont par malheur ils n'ont pas besoin; il ne s'exprimait jamais qu'avec le plus profond dédain sur ces insectes

Le sceptre absout toujours la main la plus coupable;

Il fait du parricide un homme généreux;

Le crime n'est forfait que pour les malheureux.

Il faut avouer que Crébillon met trop souvent dans la bouche de ses héros des maximes dignes de la Grève. »

plus importuns que malfaisans, dont la littérature est inondée. Un jeune poète vint un jour lui faire la lecture d'une satire il écouta tranquillement; et quand la lecture fut achevée : Jugez, lui dit-il, combien ce malheureux genre est facile et méprisable, puisqu'à votre áge vous y réussissez.

Il n'est pas inutile de remarquer, comme un trait digne d'être conservé dans l'histoire des sottises humaines, que les ennemis de Crébillon, ne pouvant articuler aucun fait contre sa personne, allaient chercher dans ses pièces des preuves de la perversité de son caractère. Il n'y avait, selon eux, qu'une âme noire qui pût s'attacher de préférence aux sujets qu'il avait choisis. On m'a chargé, dit-il dans la préface d'Atrée, de toutes les iniquités de ce personnage, et on me regarde encore dans quelques endroits comme un homme avec qui il ne fait pas sûr de vivre. Ce peu de mots suffisait pour rendre ses ennemis ridicules, et le dispensait d'honorer, comme il fit, d'une réponse sérieuse leur absurde imputation; ils avaient porté l'ineptie jusqu'à lui reprocher, comme des principes qu'il recélait au fond de son cœur, les maximes atroces qu'il avait mises dans la bouche de quelques scélérats, qu'apparemment on voulait qu'il fît parler en hommes vertueux pour soutenir leur caractère. Le censeur de Sémiramis, après s'être bien fait prier pour accorder son approbation, crut faire un grand effort d'indulgence, en la donnant de la manière suivante : J'ai lu Sémiramis, et j'ai cru que la mort de cette princesse, au défaut des remords, pouvait faire tolérer l'impression de cette tragédie. Il est vrai que cet approbateur était un héros de la satire dont

nous avons parlé il n'y a qu'un moment; le scrupule vint en cette occasion prêter sa faible vengeance à l'amour-propre offensé. Tels furent les moyens qu'employèrent la haine et l'envie pour éloigner Crébillon, et malheureusement elles ne réussirent que trop bien à le réduire au silence qui les mettait si fort à leur aise.

On ne devinerait pas aisément quelle était sa principale occupation dans sa solitude. Il imaginait des sujets de romans, qu'il composait ensuite de tête et sans les écrire, car sa mémoire était aussi prodigieuse que sa paresse était insurmontable. Il avait une grande passion pour ce genre d'ouvrage; et même, presque indifférent à toute autre lecture, il n'avait guère lu que nos anciens romans, surtout ceux de La Calprenède, dont il ne parlait jamais qu'avec admiration, et dont il convenait d'avoir tiré beaucoup de secours pour ses tragédies. Un jour qu'il était fort occupé d'un de ces romans, dont la composition charmait sa retraite, quelqu'un entra brusquement chez lui: Ne me troubles point, lui cria-t-il, je suis dans un moment intéressant; je vais faire pendre un ministre fripon, et chasser un ministre imbécile.

Il était comme oublié depuis long-temps, et presque mort pour la nation, lorsqu'on s'avisa enfin de penser qu'il existait, et de lui rendre justice. Il entra à l'Académie, et il obtint des grâces de la cour'. Mais quel

1. Il fut reçu le 27 septembre 1731, à la place de Jean-François Leriget de La Faye.

2. Cependant un homme qui faisait honneur à sa nation, languissait daus une obscurité peu éloignée de l'indigence. Peut-être était-ce de sa faute; car il était très timide quand il s'agissait de demander. Sans être né sauvage,

que bien placées que fussent ces récompenses, il ne faut pas se presser d'en faire honneur à l'équité de ses contemporains. Cette même haine, qui l'avait frustré des distinctions littéraires dans le temps où il en était le plus digne, aurait alors voulu l'en accabler, si elle avait pu, pour humilier un autre écrivain dont la gloire méritait depuis long-temps toute l'attention de l'envie. L'auteur d'OEdipe, de Brutus et de Zaïre avait pris un essor effrayant pour ceux qui, croyant alors tenir le sceptre de la littérature, n'étaient pas disposés à le voir entre les mains d'un autre. Ils allèrent chercher au fond de sa retraite le vieux et délaissé Crébillon, qui, muet et solitaire depuis trente années, ne

il aimait la solitude, et des goûts assez bizarres la lui rendaient encore plus chère. D'ailleurs il ne pouvait suivre une affaire, quelque légère qu'elle fût. Avec cette négligence et une sorte de crainte de se montrer, comment améliorer sa fortune? On l'avait traîné dans le fond du Marais, où il n'avait aucune connaissance. Au milieu de l'espèce d'oubli du monde et de luimême, il travaillait de tems en tems à sa tragédie, mais avec tant d'indifférence, qu'elle n'eût peut-être jamais vu le jour, si la marquise de Pompadour n'eût entrepris de ranimer une muse qui paraissait totalement éteinte. Le désir qu'elle montra à Crébillon de lui voir finir son Catilina, et les encouragemens de toute espèce qu'elle lui prodigua, le tirèrent enfin de sa léthargie. Il se remit à cette pièce, et retrouva tout son génie. Catilina, enfin mis en état de paraître, lorsqu'on ne l'espérait plus, fut joué avec beaucoup de magnificence, le roi ayant voulu que tous les habits des acteurs fussent à ses frais. Sa Majesté avait donné à Crébillon une pension de cent pistoles de sa cassette, et une place à sa bibliothèque. (Éloge, par CRÉBILLON fils.) — Comme l'a dit judicieusement M. Chéron, « cette bienveillance de madame de Pompadour vient de ce qu'elle était plus excitée par le désir d'humilier Voltaire que par le mérite de Crébillon. » Quoi qu'il en soit, ces secours vinrent à propos pour le tirer de l'état où il était, par suite duquel il eût resté dans une inaction qui n'eût fini qu'avec sa vie. De tout ce qui fait fléchir et abat le génie, il n'y a rien de plus funeste que le découragement, c'est le fléau de l'esprit et de l'àme.

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pouvait plus être redoutable pour eux, mais qu'ils se flattaient d'opposer, comme une espèce de fantôme, à l'écrivain illustre par lequel ils se voyaient éclipsés; à peu près, si nous osons comparer les petites choses aux grandes, comme autrefois les Ligueurs allèrent tirer un vieux cardinal de l'obscurité où il vivait, pour lui donner le vain titre de roi en régnant sous son nom, et pour enlever la couronne au digne souverain qu'ils forcèrent de la conquérir. Les partisans de Crébillon le proclamèrent de même comme le vrai et le seul héritier du sceptre de Corneille et de Racine, et le placèrent de leur autorité sur le trône de ces deux grands hommes. Ils firent plus : ils fixèrent à ces trois auteurs leur partage, et, pour ainsi dire, leur domaine dramatique; et comme le moyen le plus sûr d'accréditer une opinion auprès de la frivolité française, est d'inventer quelques phrases que tous les sots puissent répéter en croyant dire quelque chose, la cabale imagina et fit passer cette formule Corneille grand, Racine tendre, Crébillon tragique, comme si Corneille et Racine n'avaient été tragiques ni l'un ni l'autre! Il ne restait plus de place pour un quatrième, eût-il été grand, tendre et tragique tout à la fois. Les justes admirateurs de Voltaire trouvaient en lui ces trois qualités; mais ils le disaient tout bas et à petit bruit: la faction contraire leur imposait silence, par le ton qu'elle donnait alors à toutes les sociétés; et tel écrivain qui eût osé, nous ne dirons pas préférer l'auteur de Mahomet à celui d'Atrée, mais seulement les placer sur la même ligne, eût été sûr de se voir décrié par cette faction redoutable, et par les échos qu'elle avait à ses ordres. Ces juges éclairés et su

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