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réelles et effectives de l'âme ou du corps, qui rendent l'une ou l'autre plus estimable, comme les sciences, la lumière de l'esprit, la vertu, la santé, la force.

Nous devons quelque chose à l'une et à l'autre de ces grandeurs; mais comme elles sont d'une nature différente, nous leur devons aussi différents respects [cf. VI, 10 et 37]. Aux grandeurs d'établissement, nous leur devons des respects d'établissement, c'est-à-dire certaines cérémonies extérieures qui doivent être néanmoins accompagnées, selon la raison, d'une reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre, mais qui ne nous font pas concevoir quelque qualité réelle en ceux que nous honorons de cette sorte. Il faut parler aux rois à genoux; il faut se tenir debout dans la chambre des princes [cf. v, 6 et 11]. C'est une sottise et une bassesse d'esprit que de leur refuser ces devoirs.

Mais pour les respects naturels qui consistent dans l'estime, nous ne les devons qu'aux grandeurs naturelles ; et nous devons au contraire le mépris et l'aversion aux qualités contraires à ces grandeurs naturelles. Il n'est pas nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime; mais il est nécessaire que je vous salue. Si vous êtes duc et honnête homme, je rendrai ce que je dois à l'une et à l'autre de ces qualités. Je ne vous refuserai point les cérémonies que mérite votre qualité de duc, ni l'estime que mérite celle d'honnête homme. Mais si vous étiez duc sans être honnête homme, je vous ferais encore justice; car en vous rendant les devoirs extérieurs que l'ordre des hommes a attachés à votre naissance, je ne manquerais pas d'avoir pour vous le mépris intérieur que mériterait la bassesse de votre esprit.

Voilà en quoi consiste la justice de ces devoirs. Et l'injustice consiste à attacher les respects naturels aux grandeurs d'établissement, ou à exiger les respects d'établissement pour les grandeurs naturelles. Monsieur N. est un plus grand géomètre que moi; en cette qualité il veut passer devant moi je lui dirai qu'il n'y entend rien. La géométrie est une grandeur naturelle; elle demande une préférence d'estime; mais les hommes n'y ont attaché aucune préférence extérieure. Je passerai donc devant lui; et l'estimerai plus que moi, en qualité de géomètre1. De même si, étant duc et pair, vous ne

1 « De géomètre. » Pascal pensait sans doute ici à ses rapports avec le duc de Roannez.

et que

vous contentiez pas que je me tinsse découvert devant vous, vous voulussiez encore que je vous estimasse, je vous prierais de me montrer les qualités qui méritent mon estime. Si vous le faisiez, elle vous est acquise, et je ne pourrais vous la refuser avec justice; mais si vous ne le faisiez pas, vous seriez injuste de me la demander; et assurément vous n'y réussiriez pas, fussiez-vous le plus grand prince du monde.

III.

Je vous veux faire connaître, Monsieur, votre condition véritable; car c'est la chose du monde que les personnes de votre sorte ignorent le plus. Qu'est-ce, à votre avis, que d'être grand seigneur ? C'est être maître de plusieurs objets de la concupiscence des hommes, et ainsi pouvoir satisfaire aux besoins et aux désirs de plusieurs. Ce sont ces besoins et ces désirs qui les attirent auprès de vous, et qui font qu'ils se soumettent à vous: sans cela ils ne vous regarderaient pas seulement; mais ils espèrent par ces services et ces déférences qu'ils vous rendent, obtenir de vous quelque part de ces biens qu'ils désirent et dont ils voient que vous disposez.

Dieu est environné de gens pleins de charité, qui lui demandent les biens de la charité qui sont en sa puissance: ainsi il est proprement le roi de la charité. Vous êtes de même environné d'un petit nombre de personnes, sur qui vous régnez en votre manière. Ces gens sont pleins de concupiscence. Ils vous demandent les biens de la concupiscence; c'est la concupiscence qui les attache à vous. Vous êtes donc proprement un roi de concupiscence. Votre royaume est de peu d'étendue; mais vous êtes égal en cela aux plus grands rois de la terre ils sont comme vous des rois de concupiscence. C'est la concupiscence qui fait leur force; c'est-à-dire la possession des choses que la cupidité des hommes désire.

Mais en connaissant votre condition naturelle, usez des moyens qu'elle vous donne, et ne prétendez pas régner par une autre voie que par celle qui vous fait roi. Ce n'est point votre force et votre puissance naturelle qui vous assujettit toutes ces personnes. Ne prétendez donc point les dominer par la force, ni les traiter avec dureté. Contentez leurs justes désirs; soulagez leurs nécessités; mettez

votre plaisir à être bienfaisant; avancez-les autant que vous le pourrez, et vous agirez en vrai roi de concupiscence 1.

Ce que je vous dis ne va pas bien loin; et si vous en demeurez là, vous ne laisserez pas de vous perdre; mais au moins vous vous perdrez en honnête homme. Il y a des gens qui se damnent si sottement, par l'avarice, par la brutalité, par les débauches, par la violence, par les emportements, par les blasphèmes! Le moyen que je vous ouvre est sans doute plus honnête; mais en vérité c'est toujours une grande folie que de se damner; et c'est pourquoi il ne faut pas en demeurer là. Il faut mépriser la concupiscence et son royaume, et aspirer à ce royaume de charité où tous les sujets ne respirent que la charité, et ne désirent que les biens de la charité. D'autres que moi vous en diront le chemin : il me suffit de vous avoir détourné de ces vies brutales où je vois que plusieurs personnes de votre condition se laissent emporter, faute de bien connaître l'état véritable de cette condition 2.

1 « De concupiscence. » Ce conseil est excellent, mais cette argumentation n'est pas solide. Car la soumission des hommes aux puissants est encore plus fondée sur la crainte des maux que sur le désir des biens; et ainsi, quand ils règnent par la crainte, ils régnent plus que jamais par la voie qui les fait rois. Voir plus loin nos réflexions sur l'ensemble de ce discours.

2. De cette condition. >> L'originalité de Pascal est sensible dans tout ce morceau, et elle éclate dans certaines pensées : « Votre âme et votre corps sont d'eux» mêmes indifférents à l'état de batelier ou à celui de duc. »> « Il n'est pas néces»saire, parce que vous êtes duc, que je vous estime, mais il est nécessaire que je » vous salue.» « Vous ne laisserez pas de vous perdre, mais au moins vous vous » perdrez en honnête homme [en galant homme]. Il y a des gens qui se damnent » si sottement! » etc., etc. Outre les rapprochements que j'ai marqués entre ces discours et les Pensées, on lit dans le manuscrit autographe, aux pages 161 et 163, quelques lignes où Pascal avait indiqué rapidement les idées qu'il se proposait de développer: « Grandeur d'établissement; respect d'établissement. Le plaisir des » grands est de pouvoir faire des heureux. Le propre de la richesse est d'être don» née libéralement. Le propre de chaque chose doit être cherché. Le propre de la > puissance est de protéger. Comme Dieu est environné de gens pleins de charité, » qui lui demandent les biens de la charité qui sont en sa puissance, ainsi... Con> naissez-vous donc, et sachez que vous n'êtes qu'un roi de concupiscence, et pre>nez les voies de la concupiscence. » Sur l'opposition entre les biens de la charité et ceux de la concupiscence, cf. xv, 7, page 201. Mais le génie de Pascal est surtout dans ce singulier mélange d'un scepticisme qui semble tout détruire, et d'un dogmatisme qui acquiesce à tout. Il passe du plus grand mépris au plus grand respect, à l'égard des choses établies; il sape les fondements de l'édifice, et ne prétend pas qu'on en dérange une seule pierre. Vous n'avez droit à rien, dit-il, par la nature et la raison; et ensuite: Vous avez droit à tout par la volonté de Dieu. Il les gourmande, il les gronde, il les maltraite, chacune de ses paroles les humilie, il les salue ironiquement du nom de rois de concupiscence; mais il ne lui vient pas même en pensée de se demander si, en effet, c'est bien l'ordre de Dieu et la loi du genre humain, que quelques hommes règnent ainsi sur la concupiscence des autres

hommes et disposent selon leurs caprices des objets du désir de tous. Il juge le présent, il n'en est pas dupe, ou du moins pas à la façon vulgaire; c'est assez pour lui et il ne va pas plus loin, il n'a sur l'avenir ni un pressentiment, ni un vœu. Et la portée de sa morale ne dépasse pas celle de sa politique. S'il avait cru à la raison et à la justice, voici ce qu'il pouvait dire aux grands: Les hommes respectent votre grandeur, ils ne le feront pas longtemps si vous ne la leur faites paraître respectable; et le seul moyen qu'elle le paraisse, c'est que là où est la supériorité du rang et de la fortune, vous mettiez aussi la supériorité de l'intelligence, du dévouement et des services. Au lieu de croire donc qu'il y a deux sortes de grandeurs qui n'ont rien de commun l'une avec l'autre, et que les grandeurs d'établissement ne dépendent que de la volonté des hommes, croyez au contraire que les grandeurs d'établissement n'ont pu avoir leur raison que dans les grandeurs naturelles, qui seules les peuvent soutenir. Soyez donc les véritables grands de votre patrie: voilà vos devoirs en un mot. Au lieu de cela, que dit-il? Répandez l'argent autour de vous, répandez les grâces, faites qu'on se trouve bien de vous faire la cour; voilà à quelles conclusions aboutit, dans l'ordre purement moral, une prédication en apparence si hardie, et cette conclusion bien humble, il ne trouve pas même un raisonnement rigoureux pour l'étayer. Je ne doute pas cependant que ces discours n'aient produit, au temps où ils out paru, une impression profonde; mais je crois que, comme il arrive souvent à Pascal, sa force a été surtout dans la partie critique et négative de ses idées. C'est là qu'il est tout-puissant, que sa logique est irrésistible, son ironie impitoyable, son sang-froid accablant; c'est là qu'il trouve de ces traits qui s'enfoncent si bien, qu'il n'y a pas moyen de les arracher, et qu'ils restent au fond de la blessure. L'esprit d'égalité et d'indépendance, déjà répandu partout, quoiqu'il n'éclatât pas encore, se nourrissait d'autant plus avidement de ces mots terribles, qu'ils n'éveillaient point de scrupule, sortant du sein d'une foi si profonde. Le nom de Dieu obligeait à la soumission extérieure, mais il autorisait la révolte du dedans. On voulait bien honorer les grands, mais on avait le plaisir de leur dire en face qu'ils n'avaient aucun droit par eux-mêmes d'être honorés. Ainsi, l'ordre établi n'ayant plus de racines dans la terre, et demeurant seulement comme suspendu au haut du ciel par la chaîne mystique de la foi, il devait suffire un jour pour tout emporter, qu'un seul anneau de cette chaîne vint à se détacher sous l'effort du doute.

DE PASCAL.

Pendent opera interrupta '.

ARTICLE PREMIER.

1.

.... Que l'homme contemple donc 2 la nature entière dans sa haute

1 Pendent opera interrupta. » Dans la première édition des Pensées, on a placé en tête du texte une vignette, où on voit, à droite et à gauche, des pierres éparses et des constructions inachevées au milieu, dans un encadrement qui le détache du reste, s'élève un temple dont le fronton est surmonté de la croix; c'est le dessin du monument complet, tel que l'avait conçu l'architecte. La légende de la vignette, pendent opera interrupta, est prise de Virgile (Enéide, IV, 88). C'est ainsi qu'il représente comme suspendues en l'air les constructions interrompues de Carthage, lorsque la reine, tout entière à sa passion, abandonne les travaux déjà avancés par lesquels s'élevait sa ville nouvelle. Mais Virgile ajoute :

Murorum ingentes.

... minæque

Ces paroles intraduisibles, l'image de ces murs dont la seule ébauche est si mena çante et si altière, voilà ce que les amis de Pascal avaient dans l'esprit en publiant les Pensées, voilà ce qu'ils sous-entendaient, n'osant pas le dire eux-mêmes, mais assurés que les lecteurs d'alors, qui savaient par cœur leur Virgile, le diraient pour eux. Nous croyons devoir conserver comme épigraphe cette ingénieuse légende; et nous pensons qu'elle est devenue d'une application plus juste encore depuis qu'on a dégagé de toute restauration trompeuse les fragments authentiques de l'œuvre imparfaite de Pascal.

2. Que l'homme contemple donc. » 347. P. R., xxII. Ce long paragraphe a pour titre dans le manuscrit, Disproportion de l'homme. (Il y avait d'abord Incapacité de l'homme.) Ces mots sont suivis de la marque H. Nous pensons que H signifie homme. Pascal parait avoir marqué ainsi, en les numérotant, cinq de ses feuilles où il était question de l'homme en général. Deux de ces feuilles, marquées 1 et 2, contenaient ce morceau (cf. 1, 6; x1, 8). Il commençait d'abord par l'alinéa suivant, que Pascal a barré ensuite: «... Voilà où nous mènent les connaissances naturelles. Si » celles-là ne sont véritables, il n'y a point de vérité dans l'homme; et, si elles le » sont, il y trouve un grand sujet d'humiliation, forcé à s'abaisser d'une ou d'autre >> manière; et, puisqu'il ne peut subsister sans les croire, je souhaite, avant que > d'entrer dans de plus grandes recherches de la nature, qu'il la considère une fois » sérieusement et à loisir, qu'il se regarde aussi soi-même, et juge s'il a quelque ⚫ proportion avec elle, par la comparaison qu'il fera de ces deux objets. » On ne peut dire au juste à quelle suite d'idées se liaient, dans la pensée de Pascal, ces premiers mots: Voilà où nous mènent, etc. Mais les dernières lignes indiquent

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