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Quelque condition qu'on se figure, si l'on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté1 est le plus beau poste du monde, et cependant qu'on s'imagine [un roi] accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher; s'il est sans divertissement, et qu'on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu'il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point2; il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent, des révoltes qui peuvent arriver', et enfin de la mort et des maladies qui sont inévitables; de sorte que, s'il est sans ce qu'on appelle divertissement, le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets qui joue et qui se divertit.

De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois', sont si recherchés. Ce n'est pas qu'il y ait en effet du bonheur, ni qu'on s'imagine que la vraie béatitude soit dans l'argent qu'on peut gagner au jeu, ou dans le lièvre qu'on court. On n'en voudrait pas s'il était offert. Ce n'est pas cet usage mol et paisible', et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition, qu'on recherche, ni les dangers de la guerre', ni la

1 « Si l'on assemble... la royauté. » Anacoluthe, ou défaut de suite dans la phrase, tel qu'on en laisse échapper en parlant.

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«Ne le soutiendra point. » Mais aussi qu'elle étrange supposition! et comment ce roi, s'il est accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher, est-il en même temps sans divertissement ?

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«Des révoltes qui peuvent arriver. » Ce n'était pas sans doute l'état de la France à cette époque, malgré la Fronde, mais plutôt celui de l'Angleterre qui suggérait à Pascal cette pensée. Quoi qu'il en soit, P. R. ne voulut ni dire aux rois qu'ils étaient exposés aux révoltes, ni leur faire entendre des menaces de maladie et de mort, ni même avancer qu'un roi qui s'ennuie pouvait être plus malheureux que le moindre de ses sujets. Tout cet alinéa fut transformé comme il suit : « Qu'on choisisse telle condi>>tion qu'on voudra, et qu'on y assemble tous les biens et toutes les satisfactions » qui semblent pouvoir contenter un homme si celui qu'on aura mis en cet état est >> sans occupation et sans divertissement, et qu'on le laisse faire réflexion sur ce » qu'il est, cette félicité languissante ne la soutiendra pas. Il tombera par nécessité » dans des vues affligeantes de l'avenir; et si on ne l'occupe hors de lui, le voilà » nécessairement malheureux. » Mais P. R. donna immédiatement à la suite de cet alinéa le fragment commençant par ces mots : La dignité royale, qu'on trouvera à la fin de ce paragraphe.

4 « De là vient que le jeu. » 210.

5 « La conversation des femmes, la guerre, les grands emplois. » Supprimé dans P. R., qui a mis seulement, le jeu et la chasse. Pascal va parler en effet d'un lièvre qu'on court.

« Mol et paisible. » Épithètes parfaitement choisies, qui peignent la chose et qui l'expliquent en même temps.

7 « Ni les dangers de la guerre. » Ici il n'y a pas besoin d'épithète. Il est trop clair que le danger n'a rien d'attrayant en soi, ni la peine.

peine des emplois, mais c'est le tracas qui nous détourne d'y penser et nous divertit1.

De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement2; de là vient que la prison est un supplice si horrible; de là vient que le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible. Et c'est enfin le plus grand sujet de félicité de la condition des rois, de ce qu'on essaie sans cesse à les divertir, et à leur procurer toutes sortes de plaisirs.

Le roi est environné de gens qui ne pensent qu'à divertir le roi, et l'empêchent de penser à lui. Car il est malheureux, tout roi qu'il est, s'il y pense.

Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux. Et ceux qui font sur cela les philosophes, et qui croient que le monde est bien peu raisonnable de passer tout le jour à courir après un lièvre qu'ils ne voudraient pas avoir acheté, ne connaissent guère notre nature. Ce lièvre ne nous garantirait pas de la vue de la mort et des misères, mais la chasse nous en garantit. Et ainsi quand on leur reproche' que ce qu'ils cherchent avec tant d'ardeur ne saurait les satisfaire, s'ils répondaient, comme ils devraient le faire s'ils y pensaient bien, qu'ils ne cherchent en cela qu'une occupation violente et impétueuse qui les détourne de penser à soi, et que c'est pour cela qu'ils se proposent un objet attirant qui les charme et les attire avec ardeur, ils laisseraient leurs adversaires sans repartie. Mais ils ne répondent pas cela, parce qu'ils

« Et nous divertit.» Divertir signifie en effet proprement détourner. Ici en marge: a Raison pourquoi on aime mieux la chasse que la prise. » Voir plus loin.

2 Et le remuement. » P. R. et le tumulte du monde. Ils ont eu peur du mot familier. Il est le meilleur, puisqu'il rabaisse plus l'homme.

Le plaisir de la solitude. » Tel que le goûtent les anachorètes. Parmi les Pensées de Nicole, la 39 a pour titre : La solitude désagréable, et pourquoi.

« Qu'ils ne voudraient pas. » Ce pluriel se rapporte au monde.

« Notre nature. Montaigne la connaissait mieux (Apologie, p. 143) : « Il ne fault pas trouver estrange si gents desesperez de la prinse n'ont pas laissé d'avoir > plaisir à la chasse.»

Et des misères. » Il y a dans le manuscrit, et des misères qui nous en détournent. Ces quatre derniers mots, que je ne m'explique pas, ont été supprimés dans la Copie contemporaine, et dans l'édition de P. R.

7 « Quand on leur reproche. » 209.

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Sans repartie.» Supprimé encore par P. R., qui craint qu'on ne prenne trop au sérieux cette justification des gens qui passent toute la journée à la chasse. Les éditeurs de P. R. sont des moralistes qui n'entendent pas rester sans repartie.

ne se connaissent pas eux-mêmes'; ils ne savent pas que ce n'est que la chasse, et non la prise, qu'ils recherchent.

Ils s'imaginent que, s'ils avaient obtenu cette charge, ils se reposeraient ensuite avec plaisir, et ne sentent pas la nature insatiable de leur cupidité. Ils croient chercher sincèrement le repos, et ne cherchent en effet que l'agitation 2.

Ils ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l'occupation au dehors, qui vient du ressentissement de leurs misères continuelles; et ils ont un autre instinct secret, qui reste de la grandeur de notre première nature, qui leur fait connaître que le bonheur n'est en effet que dans le repos, et non pas dans le tumulte; et de ces deux instincts contraires', il se forme en eux un projet confus, qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l'agitation, et à se figurer toujours que la satisfaction qu'ils n'ont point leur arrivera, si, en surmontant quelques difficultés qu'ils envisagent, ils peuvent s'ouvrir par là la porte au repos.

Ainsi s'écoule toute la vie. On cherche le repos en combattant quelques obstacles; et si on les a surmontés, le repos devient insupportable. Car, ou l'on pense aux misères qu'on a, ou à celles qui nous menacent. Et quand on se verrait même assez à l'abri de toutes parts, l'ennui', de son autorité privée, ne laisserait pas de

Ici on lit en marge dans le manuscrit: La danse. Il faut bien penser où l'on mettra ses pieds.

1 « Pas eux-mêmes. » En marge dans le manuscrit : Le gentilhomme croit sincèrement que la chasse est un plaisir grand et un plaisir royal; mais son piqueur n'est pas de ce sentiment-là.

2 « Que l'agitation. » C'est uniquement à force de logique que Pascal arrive à ces traits si simples qui pourtant surprennent, à ces vérités qui ont un air paradoxal. 3 « De ces deux instincts contraires. » Cette finesse d'analyse est merveilleuse. 4 << Dans le fond de leur âme. » Que d'imagination dans l'expression à côté de cette rigueur mathématique!

5 « Par l'agitation. »>

Haud ita vitam agerent, ut nunc plerumque videmus
Quid sibi quisque velit nescire et quærere semper,
Commutare locum, quasi onus deponere possit.

Et ce qui suit dans Lucrère. Le poëte épicurien n'est pas moins amer que Pascal.
<< Ainsi s'écoule. » La brièveté de cette phrase en fait la force. Elle coupe court
aux illusions.

7 « L'ennui. » Ce mot, isolé par la virgule qui le suit, frappe davantage. Voilà l'ennemi.

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De son autorité privée. » Montaigne, Apol., p. 257: «Et, de son autorité pri>> vee, à cett'heure le chagrin predomine en moy, à cett'heure l'alaigresse.

sortir au fond du cœur, où il a des racines naturelles, et de remplir l'esprit de son venin.

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Le conseil qu'on donnait à Pyrrhus, de prendre le repos qu'il allait chercher par tant de fatigue, recevait bien des difficultés. Ainsi l'homme est si malheureux, qu'il s'ennuierait même sans aucune cause d'ennui, par l'état propre de sa complexion; et il est si vain, qu'étant plein de mille causes essentielles d'ennui, la moindre chose, comme un billard et une balle qu'il pousse, suffit pour le divertir".

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Mais, direz-vous, quel objet a-t-il en tout cela? Celui de se vanter demain entre ses amis de ce qu'il a mieux joué qu'un autre. Ainsi les autres suent dans leur cabinet pour montrer aux savants qu'ils ont résolu une question d'algèbre qu'on n'aurait pu trouver jusqu'ici; et tant d'autres s'exposent aux derniers périls pour se vanter ensuite d'une place qu'ils auront prise, et aussi sottement, à mon gré11. Et enfin les autres se tuent pour remarquer toutes ces choses, non pas pour en devenir plus sages, mais seulement pour montrer qu'ils les savent; et ceux-là sont les plus sots de la bande 12,

1 a Ne laisserait pas de sortir. >>

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Necquicquam, quoniam medio de fonte leporum,

Surgit amari aliquid, quod in ipsis floribus angat. (LUCR., IV, 1129.)

« Le conseil qu'on donnait à Pyrrhus. » 210. Montaigne, I, 42, p. 497.

8. De prendre. » De prendre immédiatement, sans se déranger.

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Recevait. Latinisme. C'est-à-dire comportait, avait en soi. Ces difficultés se réduisent à ce qui a été dit, que l'homme ne peut rester en repos seul avec luiméme. Cette phrase n'est qu'une espèce de parenthèse dans Pascal; P. R. l'a longuement développée.

« Ainsi l'homme. » 217. « Si vain. Si léger.

Un billard et une balle. » Supprimé par P. R., qui semble avoir obéi par avance à la règle de Buffon, de ne nommer les choses que par les termes les plus généraux, pour donner au style de la noblesse. Il y avait d'abord, comme un chien, une balle, un lièvre.

« Pour le divertir. » Il y a dans le manuscrit, suffisent. P. R. termine ici un premier morceau, en ajoutant seulement une phrase dont la fin est belle: « Et ses divertissements sont infiniment moins raisonnables que son ennui. »

a Mais direz-vous. » 433.

D

« Une question d'algèbre. » Il semble que Pascal pense ici à ses recherches sur la roulette.

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10 « Qu'on n'aurait pu. » Il emploie le conditionnel, parce que c'est une supposition. Cela n'est pas régulier grammaticalement.

11 « A mon gré. » Il ajoute cela, parce que, dans l'opinion, la prise d'une place est quelque chose de plus sérieux que la solution d'un problème. Pascal ne voit dans l'un comme dans l'autre qu'un divertissement.

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« Les plus sots de la bande. Cette rude apostrophe s'adresse aux moralistes

puisqu'ils le sont avec connaissance, au lieu qu'on peut penser des autres qu'ils ne le seraient plus s'ils avaient cette connaissance.

Tel homme passe sa vie1 sans ennui, en jouant tous les jours peu de chose. Donnez-lui tous les matins l'argent qu'il peut gagner chaque jour, à la charge qu'il ne joue point: vous le rendez malheureux. On dira peut-être que c'est qu'il cherche l'amusement du jeu, et non pas le gain. Faites-le donc jouer pour rien, il ne s'y échauffera pas et s'y ennuiera. Ce n'est donc pas l'amusement seul qu'il recherche un amusement languissant et sans passion l'ennuiera. Il faut qu'il s'y échauffe et qu'il se pipe lui-même, en s’imaginant qu'il serait heureux de gagner ce qu'il ne voudrait pas qu'on lui donnât à condition de ne point jouer, afin qu'il se forme un sujet de passion, et qu'il excite sur cela son désir, sa colère, sa crainte, pour l'objet qu'il s'est formé, comme les enfants qui s'effraient du visage qu'ils ont barbouillé.

D'où vient que cet homme, qui a perdu depuis peu de mois son fils unique, et qui, accablé de procès et de querelles, était ce matin si troublé, n'y pense plus maintenant? Ne vous en étonnez pas : il est tout occupé à voir par où passera ce sanglier que les chiens poursuivent avec tant d'ardeur depuis six heures'. Il n'en faut pas davantage. L'homme, quelque plein de tristesse qu'il soit, si l'on

tels que Montaigne, et l'effort continuel de Pascal était sans doute de ne pas la mériter.

« Tel homme passe sa vie. » Pascal paraît reprendre ici en sous-œuvre les mêmes idées.

«

2 << Comme les enfants.» Montaigne, Apol., p. 182: «C'est pitié que nous nous pi»pons de nos propres singeries et inventions... comme les enfants qui s'effroient de » ce mesme visage qu'ils ont barbouillé et noircy à leur compaignon. » Cette comparaison, qui paraît imitée de Sénèque (lettre 24), est mieux amenée dans Montaigne que dans Pascal.

3 « Depuis six heures. » Voltaire prétend que Louis XIV allait à la chasse le jour qu'il avait perdu quelqu'un de ses enfants, et qu'il faisait fort sagement. On aime mieux l'homme de Pascal, qui ne se laisse distraire ainsi de sa douleur que quelques mois après sa perte. Je ne sais du reste où Voltaire a pris ce fait, qui ne me parait ni vrai, ni vraisemblable, et que je n'ai pas trouvé dans Saint-Simon.

« Il n'en faut pas davantage. » On trouve à la page 440 du manuscrit cet autre développement de la même pensée, que Pascal a barré : « Cet homme si affligé de » la mort de sa femme et de son fils unique, qui a cette grande querelle qui le tour» mente, d'où vient qu'à ce moment il n'est pas triste, et qu'on le voit si exempt » de toutes ces pensées pénibles et inquiétantes? Il ne faut pas s'en étonner; on >> vient de lui servir une balle, et il faut qu'il la rejette à son compagnon. Il est » occupé à la prendre à la chute du toit pour gagner une chasse; comment voulez» vous qu'il pense à ses affaires, ayant cette autre affaire à manier? Voilà un soin

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