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C'est ainsi que l'armée des Grecs chante tout à coup, après la mort d'Hector :

Ηράμεθα μέγα κύδος, ἐπέφνομεν Έκτορα δίον, etc. 4.

Nous avons remporté une gloire signalée! Nous avons tué le divin Hector; c'est de même que les Saliens, célébrant la fête d'Hercule, s'écrient brusquement dans Virgile: Tu nubigenas, invicte, bimembres, etc. « C'est toi qui domptas les deux centaures, fils d'une nuée, etc. »>

Cet hymen met le dernier trait au tableau de Milton, et achève la peinture des amours de nos premiers pères 2.

Nous ne craignons pas qu'on nous reproche la longueur de cette citation. « Dans tous les autres poëmes, dit Voltaire, l'amour est regardé comme une faiblesse; dans Milton seul il est une vertu. Le poëte a su lever d'une main chaste le voile qui couvre ailleurs les plaisirs de cette passion. Il transporte le lecteur dans le jardin des délices. Il semble lui faire goûter les voluptés pures dont Adam et Eve sont remplis. Il ne s'élève pas au-dessus de la nature humaine corrompue; et comme il n'y a pas d'exemple d'un pareil amour, il n'y en a point d'une pareille poésie 3. >>

Si l'on compare les amours d'Ulysse et de Pénélope à celles d'Adam et d'Eve, on trouve que la simplicité d'Homère est plus ingénue, celle de Milton plus magnifique. Ulysse, bien que roi et héros, a toutefois quelque chose de rustique; ses ruses, ses attitudes, ses paroles ont un caractère agreste et naïf. Adam, quoiqu'à peine né et sans expérience, est déjà le parfait modèle de l'homme: on sent qu'il n'est point sorti des entrailles infirmes d'une femme, mais des mains vivantes de Dieu. Il est noble, majestueux, et tout à la fois plein d'innocence et de génie; il est tel que le peignent les livres saints, digne d'être respecté par les anges, et de se promener dans la solitude avec son Créateur.

Quant aux deux épouses, si Pénélope est plus réservée et ensuite plus tendre que notre première mère, c'est qu'elle a été

1 I., lib. XXII, v. 393. 2 Il y a encore un autre passage où ces amours sont décrites c'est au VIIIe livre, lorsque Adam raconte à Raphaël les premières sensations de sa vie, ses conversations avec Dieu sur la solitude, la formation d'Ève, et sa première entrevue avec elle. Ce morceau n'est point inférieur à celui que nous venons de citer, et doit aussi sa beauté à une religion sainte et pure. 3 Essai sur la poésie épique, chap. 1x.

éprouvée par le malheur, et que le malheur rend défiant et sensible. Eve, au contraire, s'abandonne; elle est communicative et séduisante; elle a même un léger degré de coquetterie. Et pourquoi serait-elle sérieuse et prudente comme Pénélope? Tout ne lui sourit-il pas ? Si le chagrin ferme l'âme, la félicité la dilate: dans le premier cas, on n'a pas assez de déserts où cacher ses peines; dans le second, pas assez de cœurs à qui raconter ses plaisirs. Cependant Milton n'a pas voulu peindre son Ève parfaite; il l'a représentée irrésistible par les charmes, mais un peu indiscrète et amante de paroles, afin qu'on prévît le malheur où ce défaut va l'entraîner. Au reste, les amours de Pénélope et d'Ulysse sont pures et sévères comme doivent l'être celles de deux époux. C'est icile lieu de remarquer que, dans la peinture des voluptés, la plupart des poëtes antiques ont à la fois une nudité et une chasteté qui étonnent. Rien de plus pudique que leur pensée, rien de plus libre que leur expression : nous, au contraire, nous bouleversons les sens en ménageant les yeux et les oreilles. D'où naît cette magie des anciens, et pourquoi une Vénus de Praxitèle toute nue charme-t-elle plus notre esprit que nos regards? C'est qu'il y a un beau idéal qui touche plus à l'âme qu'à la matière. Alors le génie seul, et non le corps, devient amoureux; c'est lui qui brûle de s'unir étroitement au chef-d'œuvre. Toute ardeur terrestre s'éteint et est remplacée par une tendresse divine: l'âme échauffée se replie autour de l'objet aimé, et spiritualise jusqu'aux termes grossiers dont elle est obligée de se servir pour exprimer sa flamme.

Mais ni l'amour de Pénélope et d'Ulysse, ni celui de Didon pour Énée, ni celui d'Alceste pour Admète, ne peut être comparé au sentiment qu'éprouvent l'un pour l'autre les deux nobles personnages de Milton: la vraie religion a pu seule donner le caractère d'une tendresse aussi sainte, aussi sublime. Quelle association d'idées! l'univers naissant, les mers s'épouvantant pour ainsi dire de leur propre immensité, les soleils hésitant comme effrayés dans leurs nouvelles carrières, les anges attirés par ces merveilles,. Dieu regardant encore son récent ouvrage, et deux Êtres, moitié esprit, moitié argile, étonnés de leurs corps, plus étonnés de leurs âmes, faisant à la fois l'essai de leurs premières pensées et l'essai de leurs premières amours.

Pour rendre le tableau parfait, Milton a eu l'art d'y placer l'es

prit de ténèbres comme une grande ombre. L'ange rebelle épie les deux époux : il apprend de leurs bouches le fatal secret; il se réjouit de leur malheur à venir, et toute cette peinture de la félicité de nos pères n'est réellement que le premier pas vers d'affreuses calamités. Pénélope et Ulysse rappellent un malheur passé; Ève et Adam annoncent des maux près d'éclore. Tout drame pèche essentiellement par la base, s'il offre des joies sans mélange de chagrins inouïs ou de chagrins à naître. Un bonheur absolu nous ennuie; un malheur absolu nous repousse le premier est dépouillé de souvenirs et de pleurs, le second d'espérances et de sourires. Si vous remontez de la douleur au plaisir, comme dans la scène d'Homère, vous serez plus touchant, plus mélancolique, parce que l'âme ne fait que rêver au passé et se repose dans le présent; si vous descendez au contraire de la prospérité aux larmes, comme dans la peinture de Milton, vous serez plus triste, plus poignant, parce que le cœur s'arrête à peine dans le présent, et anticipe les maux qui le menacent. Il faut donc toujours, dans nos tableaux, unir le bonheur à l'infortune, et faire la somme des maux un peu plus forte que celle des biens, comme dans la nature. Deux liqueurs sont mêlées dans la coupe de la vie, l'une douce et l'autre amère mais outre l'amertume de la seconde, il y a encore la lie que les deux liqueurs déposent également au fond du vase.

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CHAPITRE IV

LE PÈRE

PRIAM

Du caractère de l'époux passons à celui du père; considérons la paternité dans les deux positions les plus sublimes et les plus touchantes de la vie, la vieillesse et le malheur. Priam, ce monarque tombé du sommet de la gloire, et dont les grands de la terre avaient recherché les faveurs, dum fortuna fuit; Priam, les cheveux souillés de cendres, le visage baigné de pleurs, seul au milieu de la nuit, a pénétré dans le camp des Grecs. Humilié aux genoux de l'impitoyable Achille, baisant les mains terribles, les mains dévo

rantes (avôpopóvous, qui dévorent les hommes) qui fumèrent tant de fois du sang de ses fils, il redemande le corps de son Hector:

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<< Souvenez-vous de votre père, ô Achille, semblable aux dieux! il est courbé comme moi sous le poids des années, et comme moi il touche au dernier terme de la vieillesse. Peut-être en ce moment même est-il accablé par de puissants voisins, sans avoir auprès de lui personne pour le défendre. Et cependant, lorsqu'il apprend que vous vivez, il se réjouit dans son cœur; chaque jour il espère revoir son fils de retour de Troie. Mais moi, le plus infortuné des pères, de tant de fils que je comptais dans la grande Ilion, je ne crois pas qu'un seul me soit resté. J'en avais cinquante quand les Grecs descendirent sur ces rivages. Dix-neuf étaient sortis des mêmes entrailles; différentes captives m'avaient donné les autres la plupart ont fléchi sous le cruel Mars. Il y en avait un qui, seul, défendait ses frères et Troie. Vous venez de le tuer, combattant pour sa patrie... Hector. C'est pour lui que je viens à la flotte des Grecs; je viens racheter son corps, et je vous apporte une immense rançon. Respectez les dieux, ô Achille! ayez pitié de moi; souvenez-vous de votre père. Oh! combien je suis malheureux! nul infortuné n'a jamais été réduit à cet excès de misère : je baise les mains qui ont tué mes fils! »

Que de beautés dans cette prière! quelle scène étalée aux yeux du lecteur ! la nuit, la tente d'Achille, ce héros pleurant Patrocle auprès du fidèle Automédon, Priam apparaissant au milieu des ombres, et se précipitant aux pieds du fils de Pélée! Là sont arrêtés, dans les ténèbres, les chars qui apportent les présents du souverain de Troie; et, à quelque distance, les restes défigurés du généreux Hector sont abandonnés, sans honneur, sur le rivage de l'Hellespont.

Étudiez le discours de Priam: vous verrez que le second mot prononcé par l'infortuné monarque est celui de père, nat‡ò;; la seconde pensée, dans le même vers, est un éloge pour l'orgueilleux Achille, oïç èπteixeλ' 'Ayiλde, Achille semblable aux dieux. Priam doit se faire une grande violence pour parler ainsi au meurtrier d'Hector : il y a une profonde connaissance du cœur humain dans tout cela.

Le souvenir le plus tendre que l'on pût offrir au fils de Pélée, après lui avoir rappelé son père, était sans doute l'âge de ce même père. Jusque-là Priam n'a pas encore osé dire un mot de lui

même; mais soudain se présente un rapport qu'il saisit avec une simplicité touchante : Comme moi, dit-il, il touche au dernier terme de la vieillesse. Ainsi Priam ne parle encore de lui qu'en se confondani avec Pélée; il force Achille à ne voir que son propre père dans un roi suppliant et malheureux. L'image du délaissement du vieux monarque, peut-être accablé par de puissants voisins pendant l'absence de son fils; la peinture de ses chagrins soudainement oubliés, lorsqu'il apprend que ce fils est plein de vie ; enfin, cette comparaison des peines passagères de Pélée avec les maux irréparables de Priam, offrent un mélange admirable de douleur, d'adresse, de bienséance et de dignité.

Avec quelle respectable et sainte habileté le vieillard d'Ilion n'amène-t-il pas ensuite le superbe Achille jusqu'à écouter paisiblement l'éloge même d'Hector! D'abord, il se garde bien de nommer le héros troyen: il dit seulement, il y en avait un, et il ne nomme Hector à son vainqueur qu'après lui avoir dit qu'il l'a tué combattant pour la patrie:

Τὸν σὺ πρώην κτεῖνας ἀμυνόμενον περί πάτρης"

il ajoute alors le simple mot Hector, "Extopa. Il est remarquable que ce nom isolé n'est pas même compris dans la période poétique; il est rejeté au commencement d'un vers, où il coupe la mesure, surprend l'esprit et l'oreille, forme un sens complet il ne tient en rien à ce qui suit :

Τὸν σὺ πρώην κτεῖνας ἀμυνόμενον περὶ πάτρης,
Έκτορα,

Ainsi le fils de Pélée se souvient de sa vengeance avant de se rappeler son ennemi. Si Priam eût d'abord nommé Hector, Achille eût songé à Patrocle; mais ce n'est plus Hector qu'on lui présente, c'est un cadavre déchiré, ce sont de misérables restes livrés aux chiens et aux vautours: encore ne les lui montre-t-on qu'avec une excuse Il combattait pour la patrie, duʊvóμevov яερi пáτρns. L'orgueil d'Achille est satisfait d'avoir triomphé d'un héros qui seul défendait ses frères et les murs de Troie.

Enfin Priam, après avoir parlé des hommes au fils de Thétis, lui rappelle les justes dieux, et il le ramène une dernière fois au souvenir de Pélée. Le trait qui termine la prière du monarque d'llion est du plus haut sublime dans le genre pathétique.

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