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leur donne un caractère divin. Chez les hommes de l'antiquité l'avenir des sentiments ne passait pas le tombeau, où il venait faire naufrage. Amis, frères, époux, se quittaient aux portes de la mort, et sentaient que leur séparation était éternelle; le comble de la félicité pour les Grecs et pour les Romains se réduisait à mêler leurs cendres ensemble : mais combien elle devait être douloureuse, une urne qui ne renfermait que des souvenirs! Le polythéisme avait établi l'homme dans les régions du passé ; le christianisme l'a placé dans les champs de l'espérance. La jouissance des sentiments honnêtes sur la terre n'est que l'avant-goût des délices dont nous serons comblés. Le principe de nos amitiés n'est point dans ce monde : deux êtres qui s'aiment ici-bas sont seulement dans la route du Ciel, où ils arriveront ensemble, si la vertu les dirige: de manière que cette forte expression des poëtes, exhaler son âme dans celle de son ami, est littéralement vraie pour deux chrétiens. En se dépouillant de leurs corps, ils ne font que se dégager d'un obstacle qui s'opposait à leur union intime, et leurs âmes vont se confondre dans le sein de l'Éternel.

Ne croyons pas toutefois qu'en nous découvrant les bases sur lesquelles reposent les passions, le christianisme ait désenchanté la vie. Loin de flétrir l'imagination, en lui faisant tout toucher et tout connaître, il a répandu le doute et les ombres sur les choses inutiles à nos fins; supérieur en cela à cette imprudente philosophie qui cherche trop à pénétrer la nature de l'homme et à trouver le fond partout. Il ne faut pas toujours laisser tomber la sonde dans les abîmes du cœur : les vérités qu'il contient sont du nombre de celles qui demandent le demi-jour et la perspective. C'est une imprudence que d'appliquer sans cesse son jugement à la partie aimante de son être, de porter l'esprit raisonneur dans les passions. Cette curiosité conduit peu à peu à douter des choses généreuses; elle dessèche la sensibilité, et tue pour ainsi dire l'âme les mystères du cœur sont comme ceux de l'antique Égypte; le profane qui cherchait à les découvrir, sans y être initié par la religion, était subitement frappé de mort.

CHAPITRE II

AMOUR PASSIONNÉ

DIDON

Ce que nous appelons proprement amour parmi nous est un sentiment dont l'antiquité a ignoré jusqu'au nom. Ce n'est que dans les siècles modernes qu'on a vu se former ce mélange des sens et de l'âme, cette espèce d'amour dont l'amitié est la partie morale. C'est encore au christianisme que l'on doit ce sentiment perfectionné; c'est lui qui, tendant sans cesse à épurer le cœur, est parvenu à jeter de la spiritualité jusque dans le penchant qui en paraissait le moins susceptible. Voilà donc un nouveau moyen de situations poétiques que cette religion si dénigrée a fourni aux auteurs même qui l'insultent on peut voir dans une foule de romans les beautés qu'on a tirées de cette passion demichrétienne. Le caractère de Clémentine, par exemple, est un chef-d'œuvre dont la Grèce n'offre point de modèle. Mais pénétrons dans ce sujet : et, avant de parler de l'amour champêtre, considérons l'amour passionné.

Cet amour n'est ni aussi saint que la piété conjugale, ni aussi gracieux que le sentiment des bergers; mais, plus poignant que l'un et l'autre, il dévaste les âmes où il règne. Ne s'appuyant point sur la gravité du mariage, ou sur l'innocence des mœurs champêtres, ne mêlant aucun autre prestige au sien, il est à soi-même sa propre illusion, sa propre folie, sa propre substance. Ignorée de l'artisan trop occupé et du laboureur trop simple, cette passion n'existe que dans ces rangs de la société où l'oisiveté nous laisse surchargés du poids de notre cœur, avec son immense amourpropre et ses éternelles inquiétudes.

Il est si vrai que le christianisme jette une éclatante lumière dans l'abime de nos passions, que ce sont les orateurs de l'Église qui ont peint les désordres du cœur humain avec le plus de force et de vivacité. Quel tableau Bourdaloue ne fait-il point de l'ambition! Comme Massillon a pénétré dans les replis de nos âmes, et

1 RICHARDSON.

exposé au jour nos penchants et nos vices ! « C'est le caractère de cette passion, dit cet homme éloquent, en parlant de l'amour, de remplir le cœur tout entier, etc. : on ne peut plus s'occuper que d'elle; on en est possédé, enivré : on la retrouve partout; tout en retrace les funestes images; tout en réveille les injustes désirs : le monde, la solitude, la présence, l'éloignement, les objets les plus indifférents, les occupations les plus sérieuses, le temple saint lui-même, les autels sacrés, les mystères terribles en rappellent le souvenir 1. »

« C'est un désordre, s'écrie le même orateur, dans la Pécheresse, d'aimer pour lui-même ce qui ne peut être ni notre bonheur, ni notre perfection, ni par conséquent notre repos: car aimer, c'est chercher la félicité dans ce qu'on aime; c'est vouloir trouver dans l'objet aimé tout ce qui manque à notre cœur; c'est l'appeler au secours de ce vide affreux que nous sentons en nousmêmes, et nous flatter qu'il sera capable de le remplir; c'est le regarder comme la ressource de tous nos besoins, le remède de tous nos maux, l'auteur de tous nos biens... 3. Mais cet amour des créatures est suivi des plus cruelles incertitudes on doute toujours si l'on est aimé comme l'on aime; on est ingénieux à se rendre malheureux et à former à soi-même des craintes, des soupçons, des jalousies; plus on est de bonne foi, plus on souffre; on est le martyr de ses propres défiances: vous le savez, et ce n'est pas à moi à venir vous parler ici le langage de vos passions insensées *.

:

Cette maladie de l'âme se déclare avec fureur aussitôt que paraît l'objet qui doit en développer le germe. Didon s'occupe encore des travaux de sa cité naissante la tempête s'élève et apporte un héros. La reine se trouble, un feu secret coule dans ses veines : les imprudences commencent; les plaisirs suivent; le désenchantement et le remords viennent après eux. Bientôt Didon est abandonnée; elle regarde avec horreur autour d'elle, et ne voit que des abimes. Comment s'est-il évanoui, cet édifice de bonheur dont une imagination exaltée avait été l'amoureux architecte? palais de nuages que dore quelques instants un soleil prêt à s'éteindre! Didon vole, cherche, appelle Énée :

Dissimulare etiam sperasti? etc. 5

1 MASSILLON, l'Enfant prodigue, Ire partie, t. II. ibid., Ile partie. ↓ - Id., Ile partie, t. II.

2 Première partie. Eneid., lib. IV, v. 305.

3 Id.,

Perfide! espérais-tu me cacher tes desseins et t'échapper clandestinement de cette terre? Ni notre amour, ni cette main que je t'ai donnée, ni Didon prête à étaler de cruelles funérailles, ne peuvent arrêter tes pas? etc.

Quel trouble, quelle passion, quelle vérité dans l'éloquence de cette femme trahie! Les sentiments se pressent tellement dans son cœur, qu'elle les produit en désordre, incohérents et séparés, tels qu'ils s'accumulent sur ses lèvres. Remarquez les autorités qu'elle emploie dans ses prières. Est-ce au nom des dieux, au nom d'un sceptre, qu'elle parle? Non : elle ne fait pas même valoir Didon dédaignée; mais plus humble et plus amante, elle n'implore le fils de Vénus que par des larmes, que par la propre main du perfide. Si elle y joint le souvenir de l'amour, ce n'est encore qu'en l'étendant sur Énée : Par notre hymen, par notre union commencée, dit-elle.

Per connubia nostra, per inceptos hymenæos 1

Elle atteste aussi les lieux témoins de son bonheur, car c'est une coutume des malheureux, d'associer à leurs sentiments les objets qui les environnent; abandonnés des hommes, ils cherchent à se créer des appuis en animant de leur douleur les êtres insensibles autour d'eux. Ce toit, ce foyer hospitalier, où naguère elle accueillit l'ingrat, sont donc les vrais dieux pour Didon. Ensuite, avec l'adresse d'une femme, et d'une femme amoureuse, elle rappelle tour à tour le souvenir de Pygmalion et celui de Iarbe, afin de réveiller ou la générosité, ou la jalousie du héros troyen. Bientôt, pour dernier trait de passion et de misère, la superbe souveraine de Carthage va jusqu'à souhaiter qu'un petit Énée, parvulus Æneas, reste au moins auprès d'elle pour consoler sa douleur, même en portant témoignage à sa honte. Elle s'imagine que tant de larmes, tant d'imprécations, tant de prières, sont des raisons auxquelles Énée ne pourra résister : dans ces moments de

Eneid., lib. IV, v. 316. 2 Ibid., v. 328 et 329. Le vieux Lois des Masures, Tournisien, qui nous a laissé les quatre premiers livres de l'Eneide en carmes français, a traduit ainsi ce morceau :

Si d'un petit Énée,

Avec ses yeux, m'estoit faveur donnée,
Qui seulement te ressemblast de vis,

Point ne serois du tout, à mon avis,

Prinse, et de toi laissée entièrement.

folie, les passions, incapables de plaider leur cause avec succès, croient faire usage de tous leurs moyens, lorsqu'elles ne font entendre que tous leurs accents.

CHAPITRE III

SUITE DU PRÉCÉDENT

LA PHEDRE DE RAGINE

Nous pourrions nous contenter d'opposer à Didon la Phèdre de Racine, plus passionnée que la reine de Carthage: elle n'est en effet qu'une épouse chrétienne. La crainte des flammes vengeresses et de l'éternité formidable de notre enfer perce à travers le rôle de cette femme criminelle1, et surtout dans la scène de la jalousie, qui, comme on le sait, est de l'invention du poëte moderne. L'inceste n'était pas une chose si rare et si monstrueuse chez les anciens, pour exciter de pareilles frayeurs dans le cœur du coupable. Sophocle fait mourir Jocaste, il est vrai, au moment où elle apprend son crime, mais Euripide la fait vivre longtemps après. Si nous en croyons Tertullien, les malheurs d'OEdipe 2 n'excitaient chez les Macédoniens que les plaisanteries des spectateurs. Virgile ne place pas Phèdre aux Enfers, mais seulement dans ces bocages de myrtes, dans ces champs de pleurs, lugentes campi, où vont errant ces amantes qui, même dans la mort, n'ont pas perdu leurs soucis:

Curæ non ipsa in morte relinquunt 3.

Aussi la Phèdre d'Euripide, comme celle de Sénèque, craint-elle plus Thésée que le Tartare. Ni l'une ni l'autre ne parle comme la Phèdre de Racine :

Moi jalouse! et Thésée est celui que j'implore!
Mon époux est vivant; et moi je brûle encore!

Pour qui? quel est le cœur où prétendent mes vœux?
Chaque mot sur mon front fait dresser mes cheveux
Mes crimes désormais ont comblé la mesure :
Je respire à la fois l'inceste et l'imposture;

1 Cette crainte du Tartare est faiblement indiquée dans EURIPIDE. Apolog. - 3 Eneid., lib. VI, v. 444.

2 TERTULL.,

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