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En avançant dans les enfers, nous suivrons Énée au champ des larmes, lugentes campi. Il y rencontre la malheureuse Didon; il l'aperçoit dans les ombres d'une forêt, comme on voit, ou comme on croit voir la lune nouvelle se lever à travers les nuages:

Qualem primo qui surgere mense

Aut videt, aut vidisse putat, per nubila lunam.

Ce morceau est d'un goût exquis; mais le Dante est peut-être aussi touchant dans la peinture des campagnes des pleurs. Virgile a placé les amants au milieu des bois de myrtes et dans des allées. solitaires; le Dante a jeté les siens dans un air vague et parmi des tempêtes qui les entraînent éternellement : l'un a donné pour punition à l'amour ses propres rêveries, l'autre en a cherché le supplice dans l'image des désordres que cette passion fait naître. Le Dante arrête un couple malheureux au milieu d'un tourbillon; Françoise de Rimini, interrogée par le poëte, lui raconte ses malheurs et son amour :

Noi leggevamo, etc.

« Nous lisions un jour, dans un doux loisir, comment l'amour vainquit Lancelot. J'étais seule avec mon amant, et nous étions sans défiance: plus d'une fois nos visages pâlirent, et nos yeux troublés se rencontrèrent; mais un seul instant nous perdit tous deux. Lorsqu'enfin l'heureux Lancelot cueille le baiser désiré, alors celui qui ne me sera plus ravi colla sur ma bouche ses lèvres tremblantes, et nous laissâmes échapper le livre par qui nous fut révélé le mystère de l'amour 1. »

Quelle simplicité admirable dans le récit de Françoise ! quelle délicatesse dans le trait qui le termine! Virgile n'est pas plus chaste dans le quatrième livre de l'Énéide, lorsque Junon donne le signal, dant signum. C'est encore au christianisme que ce mor

féminin ou neutre? car on lui peut appliquer également les trois pronoms her, his et its. Voltaire n'est pas plus heureux sur le mot sin, péché, dont le genre féminin le scandalise. Pourquoi ne se fàchait-il pas aussi contre ces vaisseaux, ships, men of war, qui sont (ainsi qu'en latin et en vieux français) si bizarrement du genre féminin? en général, tout ce qui a étendue, capacité (c'est la remarque de M. Harris); tout ce qui est de nature à contenir se met en anglais au féminin, et cela par une logique simple, et même touchante, car elle découle de la maternité; tout ce qui implique faiblesse ou séduction suit la même loi. De là Milton a pu et dû, en personnifiant le péché, le faire du genre féminin.

1 Nous empruntons la traduction de Rivarol. Si toutefois nous osions proposer nos doutes, peut-être que ce tour élégant, nous laissâmes échapper le livre par qui nous fut révélé le mystère de l'amour, ne rend pas tout à fait la naïveté de ce

vers:

Quel giorno più non vi leggemmo avante.

ceau doit une partie de son pathétique; Françoise est punie pour n'avoir pas su résister à son amour, et pour avoir trompé la foi conjugale la justice inflexible de la religion contraste avec la pitié que l'on ressent pour une faible femme.

Non loin du champ des larmes, Énée voit le champ des guerriers; il y rencontre Deiphobe cruellement mutilé. Son histoire est intéressante, mais le seul nom d'Ugolin rappelle un morceau fort supérieur. On conçoit que Voltaire n'ait vu dans les feux d'un enfer chrétien que des objets burlesques; cependant ne vaut-il pas mieux pour le poète y trouver le comte Ugolin, et matière à des vers aussi beaux, à des épisodes aussi tragiques?

Lorsque nous passons de ces détails à une vue générale de l'Enfer et du Tartare, nous voyons dans celui-ci les Titans foudroyés, Ixion menacé de la chute d'un rocher, les Danaïdes avec leur tonneau, Tantale trompé par les ondes, etc.

Soit que l'on commence à s'accoutumer à l'idée de ces tourments, soit qu'ils n'aient rien en eux-mêmes qui produise le terrible, parce qu'ils se mesurent sur des fatigues connues dans la vie, il est certain qu'ils font peu d'impression sur l'esprit. Mais voulez-vous être remué; voulez-vous savoir jusqu'où l'imagination de la douleur peut s'étendre; voulez-vous connaître la poésie des tortures et les hymnes de la chair et du sang, descendez dans l'Enfer du Dante. Ici, des ombres sont ballottées par des tourbillons d'une tempête; là, des sépulcres embrasés renferment les fauteurs de l'hérésie. Les tyrans sont plongés dans un fleuve de sang tiède; les suicides, qui ont dédaigné la noble nature de l'homme, ont rétrogradé vers la plante : ils sont transformés en arbres rachitiques qui croissent dans un sable brûlant, et dont les harpies arrachent sans cesse des rameaux. Ces âmes ne reprendront point leurs corps au jour de la résurrection; elles les traineront dans l'affreuse forêt pour les suspendre aux branches des arbres, auxquelles elles sont attachées.

Si l'on dit qu'un auteur grec ou romain eût pu faire un Tartare aussi formidable que l'Enfer du Dante, cela d'abord ne conclurait rien contre les moyens poétiques de la religion chrétienne, mais il suffit d'ailleurs d'avoir quelque connaissance du génie de l'antiquité pour convenir que le ton sombre de l'Enfer du Dante ne se trouve point dans la théologie païenne, et qu'il appartient aux dogmes menaçants de notre Foi.

CHAPITRE XV

DU PURGATOIRE

On avouera du moins que le purgatoire offre aux poëtes chrétiens un genre de merveilleux inconnu à l'antiquité1. Il n'y a peutêtre rien de plus favorable aux Muses que ce lieu de purification, placé sur les confins de la douleur et de la joie, où viennent se réunir les sentiments confus du bonheur et de l'infortune. La gradation des souffrances en raison des fautes passées, ces âmes plus ou moins heureuses, plus ou moins brillantes, selon qu'elles approchent plus ou moins de la double éternité des plaisirs ou des peines, pourraient fournir des sujets touchants au pinceau. Le purgatoire surpasse en poésie le ciel et l'enfer, en ce qu'il présente un avenir qui manque aux deux premiers.

Dans l'Élysée antique le fleuve du Léthé n'avait point été inventé sans beaucoup de grâce; mais toutefois on ne saurait dire que les ombres qui renaissaient à la vie sur ses bords présentassent la même progression poétique vers le bonheur que les âmes du purgatoire. Quitter les campagnes des mânes heureux pour revenir dans ce monde, c'était passer d'un état parfait à un état qui l'était moins c'était rentrer dans le cercle, renaitre pour mourir, voir ce qu'on avait vu. Toute chose dont l'esprit peut mesurer l'étendue est petite le cercle, qui chez les anciens exprimait l'éternité, pouvait être une image grande et vraie; cependant il nous semble qu'elle tue l'imagination, en la forçant de tourner dans ce cerceau redoutable. La ligne droite prolongée sans fin serait peut-être plus belle, parce qu'elle jetterait la pensée dans un vague effrayant, et ferait marcher de front trois choses qui paraissent s'exclure, l'espérance, la mobilité et l'éternité.

Le rapport à établir entre le châtiment et l'offense peut produire ensuite dans le purgatoire tous les charmes du sentiment. Que de peines ingénieuses réservées à une mère trop tendre, à une fille

1 On trouve quelque trace de ce dogme dans Platon et dans la doctrine de Zénon. (Vid. DIOG. LAERT.). Les poëtes paraissent aussi en avoir eu quelque idée (Æneid., lib. VI). Mais tout cela est vague, sans suite et sans but. Voyez la note 19 à la fin du volume.

trop crédule, à un jeune homme trop ardent! et certes, puisque les vents, les feux, les glaces prêtent leurs violences aux tourments de l'enfer, pourquoi ne trouverait-on pas des souffrances plus douces dans les chants du rossignol, dans les parfums des fleurs, dans le bruit des fontaines, ou dans les affections purement morales? Homère et Ossian ont chanté les plaisirs de la douleur: xpuspoũ tetXPToμEGOα yooo, the joy of grief.

Une autre source de poésie qui découle du purgatoire est ce dogme par qui nous sommes enseignés que les prières et les bonnes œuvres des mortels hâtent la délivrance des âmes. Admirable commerce entre le fils vivant et le père décédé! entre la mère et la fille, entre l'époux et l'épouse, entre la vie et la mort! Que de choses attendrissantes dans cette doctrine! Ma vertu, à moi chétif mortel, devient un bien commun pour tous les chrétiens; et de même que j'ai été atteint du péché d'Adam, ma justice est passée en compte aux autres. Poëtes chrétiens, les prières de vos Nisus atteindront un Euryale au delà du tombeau; vos riches pourront partager leur superflu avec le pauvre; et pour le plaisir qu'ils auront eu à faire cette simple, cette agréable action, Dieu les en récompensera encore, en retirant leur père et leur mère d'un lieu de peines! C'est une belle chose d'avoir, par l'attrait de l'amour, forcé le cœur de l'homme à la vertu, et de penser que le même denier qui donne le pain du moment au misérable, donne peutêtre à une âme délivrée une place éternelle à la table du Seigneur.

CHAPITRE XVI

LE PARADIS

Le trait qui distingue essentiellement le Paradis de l'Élysée, c'est que dans le premier les âmes saintes habitent le ciel avec Dieu et les Anges, et que dans le dernier les ombres heureuses sont séparées de l'Olympe. Le système philosophique de Platon et de Pythagore qui divise l'âme en deux essences, le char subtil qui s'envole au-dessous de la lune, et l'esprit, qui remonte vers la Divinité; ce système, disons-nous, n'est pas de notre compétence, et nous ne parlons que de la théologie poétique.

GENIE DU CHRIST.

18

Nous avons fait voir, dans plusieurs endroits de cet ouvrage, la différence qui existe entre la félicité des élus et celle des månes de l'Élysée. Autre est de danser et de faire des festins, autre de connaître la nature des choses, de lire dans l'avenir, de voir les révolutions des globes, enfin d'être comme associé à l'omniscience, sinon à la toute-puissance de Dieu. Il est pourtant extraordinaire qu'avec tant d'avantages les poëtes chrétiens aient échoué dans la peinture du ciel. Les uns ont péché par timidité, comme le Tasse et Milton; les autres, par fatigue, comme le Dante; par philosophie, comme Voltaire; ou par abondance, comme Klopstock 1. Il y a donc un écueil caché dans ce sujet; voici quelles sont nos conjectures à cet égard.

Il est de la nature de l'homme de ne sympathiser qu'avec les choses qui ont des rapports avec lui, et qui le saisissent par un certain côté, tel, par exemple, que le malheur. Le ciel, où règne une félicité sans bornes, est trop au-dessus de la condition humaine pour que l'âme soit fort touchée du bonheur des élus: on ne s'intéresse guère à des êtres parfaitement heureux. C'est pourquoi les poëtes ont mieux réussi dans la description des enfers; du moins l'humanité est ici, et les tourments des coupables nous rappellent les chagrins de notre vie : nous nous attendrissons sur les infortunes des autres, comme les esclaves d'Achille, qui, en répandant beaucoup de larmes sur la mort de Patrocle, pleuraient secrètement leurs propres malheurs.

Pour éviter la froideur qui résulte de l'éternelle et toujours semblable félicité des justes, on pourrait essayer d'établir dans le ciel une espérance, une attente quelconque de plus de bonheur, ou d'une époque inconnue dans la révolution des êtres; on pourrait rappeler davantage les choses humaines, soit en en tirant des comparaisons, soit en donnant des affections et même des passions aux élus: l'Écriture nous parle des espérances et des saintes tristesses du ciel. Pourquoi donc n'y aurait-il pas dans le paradis des pleurs tels que les saints peuvent en répandre 2? Par ces divers moyens on ferait naître des harmonies entre notre nature bornée

1 C'est une chose assez bizarre que Chapelain, qui a créé des chœurs de martyrs, de vierges et d'apòtres, ait seul placé le paradis chrétien dans son véritable jour. - 2 Milton a saisi cette idée, lorsqu'il représente les anges consternés à la nouvelle de la chute de l'homme; et Fénelon donne le même mouvement de pitié aux ombres heureuses

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