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Fatal aveuglement des systèmes ! Madame de Staël appelle la folie du martyre des actes que son cœur généreux louerait ailleurs avec transport. Je veux dire de jeunes vierges préférant la mort aux caresses des tyrans, des hommes refusant de sacrifier aux idoles, et scellant de leur sang, aux yeux du monde étonné, le dogme de l'unité d'un Dieu et de l'immortalité de l'âme : je pense que c'est là de la philosophie !

Quel dut être l'étonnement de la race humaine, lorsque, au milieu des superstitions les plus honteuses, lorsque tout était Dieu excepté Dieu même, comme parle Bossuet, Tertullien fit tout à coup entendre ce symbole de la foi chrétienne : « Le Dieu que nous adorons est un seul « Dieu, qui a créé l'univers avec les éléments, les corps et les esprits • qui le composent ; et qui, par sa parole, sa raison et sa toute-puissance, « a transformé le néant en un monde, pour être l'ornement de sa grandeur... Il est invisible, quoiqu'il se montre partout; impalpable, « quoique nous nous en fassions une image; incompréhensible, quoi« que appelé par toutes les lumières de la raison... Rien ne fait mieux « comprendre le Souverain Être que l'impossibilité de le concevoir : son • immensité le cache et le découvre à la fois aux hommes 1. >>

Et quand le même apologiste osait seul parler la langue de la liberté au milieu du silence du monde, n'était-ce point encore de la philosophie? Qui n'eût cru que le premier Brutus, évoqué de la tombe, menaçait le trône des Tibère, lorsque ces fiers accents ébranlèrent les portiques où venaient se perdre les soupirs de Rome esclave :

« Je ne suis point l'esclave de l'empereur. Je n'ai qu'un maître, c'est << le Dieu tout-puissant et éternel, qui est aussi le maître de César 2... « Voilà donc pourquoi vous exercez sur nous toutes sortes de cruautés ! Ah! s'il nous était permis de rendre le mal pour le mal, une seule

<< nuit et quelques flambeaux suffiraient à notre vengeance. Nous ne som« mes que d'hier, et nous remplissons tout vos cités, vos îles, vos forteresses, vos camps, vos colonies, vos tribus, vos décuries, vos conseils, « le palais, le sénat, le forum ; nous ne vous laissons que vos temples. » Je puis me tromper, mon cher ami, mais il me semble que madame de Staël, en faisant l'histoire de l'esprit philosophique, n'aurait pas dû omettre de pareilles choses. Cette littérature des Pères, qui remplit tous les siècles, depuis Tacite jusqu'à saint Bernard, offrait une carrière immense d'observations. Par exemple, un des noms injurieux que le peuple donnait aux premiers chrétiens, était celui de philosophe. On les appe

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1 TERTUL., Apologet., cap. xvII. 2 Cæterum liber sum illi. Dominus enim meus unus est, Deus omnipotens, et æternus, idem qui et ipsius. (Apologet., 3 Apologet., cap. XXXVII. -SAINT JUST., Apolog.; TERT., Apolo

e. XXXIV.

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get., etc.

lait aussi athées 1, et on les forçait d'abjurer leur religion en ces termes : Aipe Toù; ábécus, confusion aux athées 2. Étrange destinée des chrétiens ! Brûlés sous Néron, pour cause d'athéisme; guillotinés sous Robespierre, pour cause de crédulité : lequel des deux tyrans eut raison ? Selon la loi de la perfectibilité, ce doit être Robespierre.

On peut remarquer, mon cher ami, d'un bout à l'autre de l'ouvrage de madame de Staël, des contradictions singulières. Quelquefois elle paraît presque chrétienne, et je suis prêt à me réjouir. Mais l'instant d'après, la philosophie reprend le dessus. Tantôt inspirée par sa sensibilité naturelle, qui lui dit qu'il n'y a rien de touchant, rien de beau sans religion, elle laisse échapper son âme. Mais tout à coup l'argumentation se réveille et vient contrarier les élans du cœur, l'analyse prend la place de ce vague infini où la pensée aime à se perdre; et l'entendement cite à son tribunal des causes qui ressortissaient autrefois à ce vieux siége de la vérité, que nos pères gaulois appelaient les entrailles de l'homme. Il résulte que le livre de madame de Staël est pour moi un mélange singulier de vérités et d'erreurs. Ainsi, lorsqu'elle attribue au christianisme la mélancolie qui règne dans le génie des peuples modernes, je suis absolument de son avis; mais quand elle joint à cette cause je ne sais quelle maligne influence du Nord, je ne reconnais plus l'auteur qui me paraissait si judicieux auparavant. Vous voyez, mon cher ami, que je me tiens dans mon sujet, et que je passe maintenant à la littérature moderne.

La religion des Hébreux, née au milieu des foudres et des éclairs, dans les bois d'Horeb et de Sinaï, avait je ne sais quelle tristesse formidable. La religion chrétienne, en retenant ce que celle de Moïse avait de sublime, en a adouci les autres traits. Faite pour les misères et pour les besoins de notre cœur, elle est essentiellement tendre et mélancolique. Elle nous représente toujours l'homme comme un voyageur qui passe ici-bas dans une vallée de larmes, et qui ne se repose qu'au tombeau. Le Dieu qu'elle offre à nos adorations est le Dieu des infortunés; il a souffert lui-même, les enfants et les faibles sont les objets de sa prédilection, et il chérit ceux qui pleurent.

Les persécutions qu'éprouvèrent les premiers fidèles augmentèrent sans doute leur penchant aux méditations sérieuses. L'invasion des Barbares mit le comble à tant de calamités, et l'esprit humain en reçut une impression de tristesse qui ne s'est jamais effacée. Tous les liens qui attachent à la vie étant brisés à la fois, il ne resta plus que Dieu pour espérance, et les déserts pour refuge. Comme au temps du déluge, les hommes se sauvèrent sur le sommet des montagnes, emportant avec eux

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les débris des arts et de la civilisation. Les solitudes se remplirent d'anachorètes qui, vêtus de feuilles de palmier, se dévouaient à des pénitences sans fin pour fléchir la colère céleste. De toutes parts s'élevèrent des couvents, où se retirèrent des malheureux trompés par le monde, et des âmes qui aimaient mieux ignorer certains sentiments de l'existence, que de s'exposer à les voir cruellement trahis. Une prodigieuse mélancolie dut être le fruit de cette vie monastique; car la mélancolie s'engendre du vague des passions, lorsque ces passions, sans objet, se consument d'elles-mêmes dans un cœur solitaire.

Ce sentiment s'accrut encore par les règles qu'on adopta dans la plupart des communautés. Là, des religieux bêchaient leurs tombeaux, à la lueur de la lune, dans les cimetières de leurs cloîtres; ici, ils n'avaient pour lit qu'un cercueil : plusieurs erraient comme des ombres sur les débris de Memphis et de Babylone, accompagnés par des lions qu'ils avaient apprivoisés au son de la harpe de David. Les uns se condamnaient à un perpétuel silence; les autres répétaient, dans un éternel cantique, ou les soupirs de Job, ou les plaintes de Jérémie, ou les pénitences du roi-prophète. Enfin les monastères étaient bâtis dans les sites les plus sauvages: on les trouvait dispersés sur les cimes du Liban, au milieu des sables de l'Égypte, dans l'épaisseur des forêts des Gaules et sur les grèves des mers Britanniques. Oh! comme ils devaient être tristes, les tintements de la cloche religieuse qui, dans le calme des nuits, appelaient les vestales aux veilles et aux prières, et se mêlaient, sous les voûtes du temple, aux derniers sons des cantiques et aux faibles bruissements des flots lointains! Combien elles étaient profondes, les méditations du solitaire qui, à travers les barreaux de sa fenêtre, rêvait à l'aspect de la mer, peut-être agitée par l'orage! la tempête sur les flots, le calme dans sa retraite ! des hommes brisés par des écueils au pied de l'asile de la paix! l'infini de l'autre côté du mur d'une cellule, de même qu'il n'y a que la pierre du tombeau entre l'éternité et la vie !... Toutes ces diverses puissances du malheur, de la religion, des souvenirs, des mœurs, des scènes de la nature, se réunirent pour faire du génie chrétien le génie même de la mélancolie.

Il me paraît donc inutile d'avoir recours aux Barbares du Nord pour expliquer ce caractère de tristesse que madame de Staël trouve particulièrement dans la littérature anglaise et germanique, et qui pourtant n'est pas moins remarquable chez les maîtres de l'école française. Ni l'Angleterre, ni l'Allemagne n'a produit Pascal et Bossuet, ces deux grands modèles de la mélancolie en sentiments et en pensées.

Mais Ossian, mon cher ami, n'est-il pas la grande fontaine du Nord où tous les bardes se sont enivrés de mélancolie, de même que les anciens

peignaient Homère sous la figure d'un grand fleuve où tous les petits fleuves venaient remplir leurs urnes ? J'avoue que cette idée de madame de Staël me plaît fort. J'aime à me représenter les deux aveugles; l'un sur la cime d'une montagne d'Écosse, la tête chauve, la barbe humide, la harpe à la main, et dictant ses lois, du milieu des brouillards, à tout le peuple poétique de la Germanie: l'autre, assis sur le sommet du Pinde, environné des Muses qui tiennent sa lyre, élevant son front couronné sous le beau ciel de la Grèce, et gouvernant avec un sceptre orné de lauriers la patrie du Tasse et celle de Racine.

« Vous abandonnez donc ma cause ? » allez-vous vous écrier ici. Sans doute, mon cher ami; mais il faut que je vous en dise la raison secrète : c'est qu'Ossian lui-même est chrétien. Ossian chrétien ! Convenez que je suis bien heureux d'avoir converti ce barde, et qu'en le faisant entrer dans les rangs de la religion, j'enlève un des premiers héros à l'âge de la mélancolie.

Il n'y a plus que les étrangers qui soient encore dupes d'Ossian. Toute l'Angleterre est convaincue que les poëmes qui portent ce nom sont l'ouvrage de M. Macpherson lui-même. J'ai été longtemps trompé par cet ingénieux mensonge enthousiaste d'Ossian comme un jeune homme que j'étais alors, il m'a fallu passer plusieurs années à Londres parmi les gens de lettres, pour être entièrement désabusé. Mais enfin je n'ai pu résister à la conviction, et les palais de Fingal se sont évanouis pour moi, comme beaucoup d'autres songes.

Vous connaissez toute l'ancienne querelle du docteur Johnson et du traducteur supposé du barde calédonien. M. Macpherson, poussé à bout, ne put jamais montrer le manuscrit de Fingal, dont il avait fait une histoire ridicule, prétendant qu'il l'avait trouvé dans un vieux coffre chez un paysan; que ce manuscrit était en papier et en caractères runiques. Or Johnson démontra que ni le papier ni l'alphabet runique n'étaient en usage en Écosse à l'époque fixée par M. Macpherson. Quant au texte qu'on voit maintenant imprimé avec quelques poëmes de Smith, ou à celui qu'on peut imprimer encore 1, on sait que les poëmes d'Ossian ont été traduits de l'anglais dans la langue calédonienne; car plusieurs montagnards écossais sont devenus complices de la fraude de leur compatriote. C'est ce qui a trompé.

Au reste c'est une chose fort commune en Angleterre que tous ces manuscrits retrouvés. On a vu dernièrement une tragédie de Shakespeare,

1 Quelques journaux anglais ont dit, et des journaux français ont répété, que le texte véritable d'Ossian allait enfin paraitre; mais ce ne peut être que la version écossaise faite sur le texte même de Macpherson.

et, ce qui est plus extraordinaire, des ballades du temps de Chaucer, si parfaitement imitées pour le style, le parchemin et les caractères antiques, que tout le monde s'y est mépris. Déjà mille volumes se préparaient pour développer les beautés et prouver l'authenticité de ces merveilleux ouvrages, lorsqu'on surprit l'éditeur écrivant et composant luimême ces poëmes saxons. Les admirateurs en furent quittes pour rire et pour jeter leurs commentaires au feu; mais je ne sais si le jeune homme qui s'était exercé dans cet art singulier ne s'est point brûlé la cervelle de désespoir.

Cependant il est certain qu'il existe d'anciens poëmes qui portent le nom d'Ossian. Ils sont irlandais ou erses d'origine. C'est l'ouvrage de quelques moines du treizième siècle. Fingal est un géant qui ne fait qu'une enjambée d'Écosse en Irlande; et les héros vont en Terre-Sainte pour expier les meurtres qu'ils ont commis.

Et, pour dire la vérité, il est même incroyable qu'on ait pu se tromper sur l'auteur des poëmes d'Ossian. L'homme du dix-huitième siècle y perce de toutes parts. Je n'en veux pour exemple que l'apostrophe du barde au soleil : « O soleil, lui dit-il, qui es-tu ? d'où viens-tu? où vas-tu ? ne tomberas-tu point un jour, etc. 1? »

Madame de Staël, qui connaît si bien l'histoire de l'entendement humain, verra qu'il y a là dedans tant d'idées complexes sous les rapports moraux, physiques et métaphysiques, qu'on ne peut presque sans absurdité les attribuer à un Sauvage. En outre, les notions les plus abstraites du temps, de la durée, de l'étendue, se retrouvent à chaque page d'Ossian. J'ai vécu parmi les Sauvages de l'Amérique, et j'ai remarqué qu'ils parlent souvent des temps écoulés, mais jamais des temps à naître. Quelques grains de poussière au fond du tombeau leur restent en témoignage de la vie dans le néant du passé; mais qui peut leur indiquer l'existence dans le néant de l'avenir? Cette anticipation du futur, qui nous est si familière, est néanmoins une des plus fortes abstractions où la pensée de l'homme soit arrivée. Heureux toutefois le Sauvage qui ne sait pas, comme nous, que la douleur est suivie de la douleur, et dont l'âme, sans souvenir et sans prévoyance, ne concentre pas en ellemême, par une sorte d'éternité douloureuse, le passé, le présent et l'avenir!

Mais ce qui prouve incontestablement que M. Macpherson est l'auteur des poemes d'Ossian, c'est la perfection, ou le beau idéal de la morale dans ces poëmes. Ceci mérite quelque développement.

1 J'écris de mémoire, et je puis me tromper sur quelques mots; mais c'est le sens, et cela suffit.

GENIE DU CHRIST.

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