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054 REVCO

V.16

HISTOIRE

LES

COUVENTS D'ITALIE

ABBAYE ROYALE DE HAUTE COMBE*.

IV

L'abbaye de Hautecombe fut pendant plusieurs siècles pour la maison de Savoie ce qu'était autrefois l'abbaye de Saint-Denis pour la maison royale de France. Consacrée à la sépulture d'une glorieuse génération de princes, elle offrirait déjà, sous ce rapport, un véritable intérêt historique, si d'ailleurs l'antiquité de son origine, sa belle et riche église, enfin sa situation toute pittoresque ne la recommandaient encore à l'attention du voyageur. Quant à la position qu'elle occupe au pied des montagnes qui la dominent, elle est telle qu'on ne peut guère y arriver facilement que par le lac du Bourget. Situé à une demi-lieue environ de la ville d'Aix en Savoie, ce lac, sans avoir les proportions étendues des lacs Majeur ou Léman, présente cependant une variété d'aspect et une largeur d'horizon faites pour charmer ceux qui en parcourent les bords. Voulant visiter l'abbaye, je partis d'Aix par une des dernières journées du mois de septembre, époque la plus favorable, à mon avis, pour voir dans leur véritable beauté le Piémont, la Savoie et tout le pays qui s'étend sur les deux versants des Alpes. La végétation, moins hâtive que dans d'autres parties de la haute Italie, y conserve encore toute sa fraîcheur, et comme j'avais pu m'en convaincre en traversant les plaines et les vallées qu'on rencontre de Turin à Chambéry, rien n'y annonçait ni le passage d'un été brûlant, ni les premiers souffles glacés de l'automne. Seulement, sur le penchant des hauteurs regardant le midi, on commençait à voir le

Voir tome xv, p. 5.

fond vert des ombrages se nuancer de ces belles teintes d'or et de pourpre qui répandent tant d'éclat sur un paysage.

Pour le voyageur qui vient de parcourir toute l'Italie, depuis les chauds rivages de la mer de Sicile jusqu'aux sommets neigeux des Alpes, rien de saisissant comme ce premier aspect d'une nature qui lui rappelle la zone tempérée du nord, avec sa robuste végétation et son ciel légèrement voilé de brume. Ce n'est plus le ciel bleu de Naples et de Palerme; ce ne sont plus les bois d'orangers, ni les haies de cactus ou d'aloës, entremêlés çà et là de quelques tiges de palmier, transportés de l'Afrique aux environs de la brûlante Catane ou de la molle Tarente. Loin de lui ont disparu également les grandes lignes de la campagne romaine, et les rivages de Venise, si doucement caressés par les flots de l'Adriatique. Tout cela a passé devant ses yeux comme autant d'images fugitives, qui font ressembler un voyage à une longue série de rèves se chassant les uns les autres; mais quelques charmes que lui aient offerts les sites qu'il a parcourus, ils n'ont pu lui faire oublier ceux de la terre natale, surtout si cette terre est la France. La première forêt de chênes qu'il aperçoit, il la salue avec autant de respect que pouvait le faire un Gaulois du temps des druides. Son regard s'enfonce avec amour sous les longues avenues de tilleuls ou de marronniers qu'il rencontre sur son chemin; et en entendant frissonner au penchant des collines le feuillage murmurant du bouleau, il éprouve cette joie indicible qui remue le cœur, lorsque de loin on a cru reconnaître la voix d'un ami.

Ces impressions, que j'avais déjà ressenties en passant du Piémont dans la Savoie, m'avaient agité plus vivement encore lorsque de Chambéry je me rendis aux bords du lac du Bourget. Arrivé au petit village de Puer, lieu où l'on s'embarque ordinairement pour Hautecombe, j'arrêtai une barque au vieux port et je partis accompagné de deux vigoureux bateliers. Dans ce bateau plat, sans quille et sans pont, je ne retrouvai ni la madone peinte, ni les fraiches guirlandes de la lélégère embarcation qui m'avait transporté de Torre-del-Greco à Naples. Frère Gerolamo avait disparu aussi bien que la jolie fille d'Ischia, et si je ne voyais plus se dessiner sur les flots l'ombre du promontoire de Sorrente, je n'avais pas non plus devant moi mon vieux Rinaldo napolitain pour me réciter quelque chant de l'épopée du Tasse1. Toutefois, en voyageur philosophe qui ne s'arrête pas à des comparaisons inutiles ou bien à des regrets superflus, je m'arrangeai convenablement dans la barque, tandis que les bateliers paraient leur voile et faisaient les préparatifs du départ.

Au moment de quitter la rive, je donnai un regard à mes deux

1 Voir tome x de la Revue, page 568.

compagnons de voyage, qui étaient : l'un, le patron du bateau; l'autre, le fils aîné de la nombreuse famille dont le premier était le père. C'étaient bien les deux plus franches figures de Savoisiens qu'on pût rencontrer : œil vif et à fleur de tête, pommettes saillantes, physionomie ouverte et front où respirait l'énergie calme, mais résolue, des races primitives qui habitent les pays de montagnes. A voir d'abord le père avec sa poitrine et ses bras velus et sa chevelure inculte, dont le vent faisait dresser les longues mèches blondes, on l'aurait pris pour quelque sauvage Allobroge du temps de Jules César. Mais, quand on l'observait avec plus d'attention, son regard doux et limpide, son langage plein de convenance et de politesse, démentaient vite ces premières apparences, et laissaient voir que cet homme avait été souvent en contact avec la société d'élite que chaque saison des bains attire ordinairement à Aix.

Quelques questions faites à maître Pierre pendant qu'il tenait le gouvernail m'apprirent bientôt que, fils de batelier, il comptait une longue suite d'aïeux parmi les familles de pêcheurs qui, de temps immémorial, jettent leurs filets dans les eaux du lac. Malheureusement, le poisson devenant de plus en plus rare, la pêche était fort peu lucrative, et il fallait alors chercher d'autres ressources en louant la barque aux étrangers à qui la beauté du site inspirait le désir de visiter ces rives charmantes. Maître Pierre, depuis sa jeunesse, avait donc promené dans son bateau un grand nombre de notabilités européennes. Princes et seigneurs, personnages politiques, hommes de la haute finance et de la riche bourgeoisie, écrivains et artistes plus ou moins célèbres étaient parfaitement connus du batelier savoisien. Tandis que son attention était en apparence occupée par la direction du gouvernail, il avait surpris bien des secrets qu'on croyait pouvoir, la nuit, à la clarté des étoiles, épancher entre le ciel et l'eau. Confident obligé des poètes qui étaient venus promener sur le lac leurs mélancoliques rêveries, le malin batelier avait pénétré au fond des plus mystérieuses aventures, bien avant que des élégies, suivies d'aveux faits au public, n'eussent soulevé le voile qui couvrait ces drames longtemps ensevelis dans le secret de la vie intime.

A peine étions-nous éloignés de quelques encâblures de la rive du lac, que nous avions commencé, maître Pierre et moi, une de ces connaissances qui se forment et se dénouent si vite en voyage. Certain, par la bienveillance que je lui témoignais, d'avoir tout d'abord conquis mes sympathies, le batelier se montra ouvert et confiant envers moi. Pendant qu'il me parlait, la main appuyée sur le timon, une jolie brise, soufflant de l'est, enflait doucement notre voile et nous poussait sans efforts vers l'abbaye, qui est située sur la partie occidentale du lac. Aux rayons d'un beau soleil d'automne, la brume légère que

j'avais vue le matin voltiger sur les prairies s'était complètement dissipée, et permettait d'embrasser le paysage dans toute son étendue, depuis les montagnes du Jura jusqu'à la grande chaîne des Alpes dont les cîmes, couvertes de glaces éternelles, forment d'un côté le fond de cet immense tableau.

Flatté de l'admiration que je témoignais devant une si belle perspective, le batelier me donnait avec complaisance les détails les plus étendus sur les points qui tour à tour fixaient mon attention, et l'espèce d'exaltation patriotique qu'il y apportait prêtait un charme de plus à certaines expressions pittoresques dont il relevait parfois son langage. A mesure que nous approchions du but de notre voyage, il me signalait les diverses parties du monastère que nous voyions se dessiner devant nous, avec son église, sa haute terrasse et la couronne de bois qui, des flancs de la montagne, s'incline ainsi qu'un diademe de verdure au-dessus de la maison de Dieu.

Comme nous n'étions plus qu'à une faible distance de Hautecombe, je pouvais parfaitement distinguer les formes architecturales de la tour du Phare qui s'élève sur un rocher au pied duquel viennent battre les eaux du lac. Assise sur ce piédestal inébranlable, la tour, dont la base est de forme conique, se découpe ensuite en pans octogones, et sa partie supérieure, terminée par une galerie de style ogival, est disposée pour servir à la fois d'observatoire et de fanal. Allumés pendant les nuits obscures et orageuses, les feux du fanal éclairent la navigation des bateliers attardés sur le lac, ou surpris par la tempête. Elle est noble et généreuse la pensée qui fit élever cette tour tutélaire près d'une abbaye dont le cloître, comme un port paisible, recueillit pendant plus de huit cents ans tant de générations de moines. Protégés contre les orages du monde derrière les murailles de leur monastère, les bons religieux ont étendu leur sollicitude sur ceux que d'autres tempêtes pouvaient menacer. A l'exemple de ce poète payen, surnommé le plus éloquent des blasphémateurs, ils n'ont pas trouvé que ce fut une douce volupté, quand les vents soulèvent les flots, de contempler tranquillement du rivage les efforts désespérés d'un malheureux luttant contre le naufrage et la mort '. La charité évangélique leur donnait un enseignement tout opposé à celui d'une doctrine philosophique, personnelle, matérialiste, et partant sans cœur comme sans moralité. Voilà comment, sous l'influence d'un sentiment chrétien, s'est élevé le phare de Hautecombe. Ainsi, tandis que la voix d'un moine bénédictin invoquait pour ses frères en péril le Dieu qui

1 « Suave mari magno, turbantibus æquora ventis,

E ripà magnum alterius spectare laborem. »

(Lucret. De natur. Rerum, lib. 2.)

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